Entretien avec Colette Gibelin

Entretien avec Colette Gibelin, poète du Var, sur le sacré et la création artistique.

Conçu et réalisé par Amaury Forgeot

Recueils de poèmes :

– Sinon chanter (Les Amis de la Poésie) 2002
– Ce n’est que vivre (La Bartavelle) 2002
– Le jour viendra, la nuit aussi (Encres Vives) 2006
– Un si long parcours (L’Harmattan) 2007
– Par delà toute la nuit (Telo Martius) 2009
– Dans le doute et la ferveur (Encres vives) 2012
– Sans fin sera la quête (Sac à mots) 2016
… et pleins d’autres…

Musique : Extrait du film « Le Facteur »

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Compte-rendu des Festins poétiques 9

Invité d’honneur : David Belmondo
Animatrice : Andréine Bel
Nombre de participants : 18

Cette 9e édition des Festins poétiques a invité David Belmondo, poète et homme de théâtre, amoureux et passeur de mots.

1 – LA RENCONTRE

Conventions de transcription :

– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– La partie lue par les participants apparaît en gras lorsqu’elle est extraite d’un poème plus long.

Nous avons élu 8 poèmes parmi les 15 lus à voix haute et les 24 contemplés.

*****
Étrange, quand le monde change
Et l’hiver c’est le temps,
Quand nous marchons dans l’obscurité
Et la solitude nous sépare de tout.

Personne n’est sage qui ne connaît la patience.
Tout a besoin de silence, a besoin de temps,
Besoin de confiance dans le calme du monde
Et la croissance de tout moment obscur.

Source :

Seltsam, wenn die Welt sich verwandelt
Und Winter sich über die Zeit stellt,
Wenn wir im Dunkel wandern
Und Einsamkeit uns von allem trennt.

Keiner ist weise, der nicht die Geduld kennt.
Alles braucht Stille, braucht Zeit,
Braucht Vertrauen in das Leise der Welt,
In das Wachstum jeder dunklen Zeit.

Monika Minder (trad. Bernard Bel)
Poème inspiré de „Im Nebel“ (Hermann Hesse)

****
Pour seul étendard
je veux ta main,
l’univers dans ton regard.

Catherine Mourmaux

***
Au midi vide qui dort
combien de fois elle passe,
sans laisser à la terrasse
le moindre soupçon d’un corps.

Mais si la nature la sent,
l’habitude de l’invisible
rend une clarté terrible
à son doux contour apparent.

Rainer Maria Rilke, La déesse

***
Chose curieuse
je vois un gotoku de pierre –
la rosée d’une glycine tombe goutte à goutte

Kikaku, haïjin disciple de Bashô

**

En toutes ces choses non écloses il ose
Ouvrir la dimension le volume de vie
Nous vivons du monde la surface la prose
Intensément pourtant règne la poésie

Richard Borneman

**
Les bateaux en bouteille
sentent encore la mer,
le vent et le soleil
dans leur étrave de bouchon

Gérard le Gouic

**
Parce que l’amour est tout ce qu’on espère
Où que l’on en soit de son long chemin de vie,
Unis à nous-même, mais cherchant « celle ou celui »
Rivage d’un oubli de soi, dans lequel on se perd.

À chaque pas posé, ce rêve semble plus proche.
Ni trop loin ni trop près, juste à notre portée.
Tombé à nos pieds parfois, mais il se décroche,
Habile à nous tromper dans la hâte d’aimer.

Oserait-on le suivre dans ses plus grands méandres,
Nouant le drame d’un Pelléas et Mélisande ?
Y aurait-il une issue autre que fatale
Ni bien, ni mal, juste simple, sans trop de dédales ?

Ici la chance nous sourira peut-être enfin.
Cachée sous nos claviers, elle calmera la faim
Où nous entraîne ce manque… vers un amour serein.

Linda Corbelli (acrostiche)

**

Une feuille rêvant au vallon de la main,
les lignes enlacées se jouant du chagrin.
Deux mains, un destin.
Deux feuilles, un jardin.

Françoise Sayour

* + * + *
Qu’est-ce qui frappe ?

Le soleil dans les eaux
le bois dans les oiseaux
Le chien dans le fusil
Le rouge dans la gorge
La langue au bout du chat.

Qu’est-ce qui frappe ?

La lune ombre le loup
La porte claque le vent
L’œil de beuf rend la vache
La crème tarte la victime
La sciure rance tout risque

Qu’est-ce qui frappe ?

L’impôt oh opposition
La cruche vide sa bedaine
L
e trou ronge le plein
L
e vide remplit les mains
La
haine coule dans les reins

Qu’est-ce qui frappe ?

Bernard Pedrotti

*
CLYTEMNESTRE

Vous ne démentez point une race funeste.
Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festin.

Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice
Que vos soins préparaient avec tant d’artifice.
Quoi l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain
N’a pas en le traçant arrêté votre main ?

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?

Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
Voilà par quels témoins il fallait me prouver,
Cruel, que votre amour a voulu la sauver.

Oracle fatal ordonne qu’elle expire.
Un Oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?
Le Ciel, le juste ciel par le meurtre honoré
Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?

Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille.
Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix
Sa coupable moitié, dont il est trop épris.

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?
Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc,
Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?

Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie,
Cette Hélène, qui trouble et l’Europe, et l’Asie,
Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?
Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois ?

Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,
Thésée avait osé l’enlever à son père.
Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit,
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

Mais non, l’amour d’un frère, et son honneur blessé
Sont les moindres des soins, dont vous êtes pressé.
Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,
L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,
Cruel, c’est à ces Dieux que vous sacrifiez.

Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,
Vous voulez vous en faire un mérite barbare.
Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,
De votre propre sang vous courez le payer,
Et voulez par ce prix épouvanter l’audace
De quiconque vous peut disputer votre place.
Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle ?
Déchirera son sein ? Et d’un œil curieux
Dans son cœur palpitant consultera les Dieux ?

Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai, seule, et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs, dont sous ses pas on les avait semés !

Non, je ne l’aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
Ni crainte, ni respect ne m’en peut détacher.
De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.

Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois
Obéissez encor pour la dernière fois.

Racine, Iphigénie

*
Le temps m’a pris d’écrire
Agrippé aux chevilles
Dans la spirale vertigineuse du présent.

Bernard Bel

*
[…]

Mon ombre enfin sort des limites
Mon ombre enfin sort de son gîte
Et va où son désir l’invite.

Mon ombre se confond avec la nuit
Avec le charbon et la suie
Et fume parce que je vis.

Mon ombre envahit la moitié du monde
Et flotte avec les vents et les ondes
Avec les fleuves et la mer gronde.

[…]

Robert Desnos, Domaine public

*
Dimanche lourd couvercle sur le bouillonnement du sang.

Christian Tzara (1925-1942, période Dada)

*
Le soleil, sur le sable, ô lutteuse endormie,
En l’or de tes cheveux chauffe un bain langoureux
Et, consumant l’encens sur ta joue ennemie,
Il mêle avec les pleurs un breuvage amoureux.

De ce blanc flamboiement l’immuable accalmie
T’a fait dire, attristée, ô mes baisers peureux
« Nous ne serons jamais une seule momie
Sous l’antique désert et les palmiers heureux ! »

Mais la chevelure est une rivière tiède,
Où noyer sans frissons l’âme qui nous obsède
Et trouver ce Néant que tu ne connais pas.

Je goûterai le fard pleuré par tes paupières,
Pour voir s’il sait donner au cœur que tu frappas
L’insensibilité de l’azur et des pierres.

Mallarmé, Tristesse d’été

*
(Source) In atemloser Spannung und der sicheren Absicht
Den besten Moment der Szene zu erwischen
Mit der Ruhe sich der Weihe zu ergießen.
Im Rausch eine Biene den Pollen abschöpft.
Eine Wolke von Blütenstaub, gezuckert und violett
Umgibt die meisterliche Schauspielerin meines Traumes.
Mein kreatives Auge bewegt sich in anderen Planeten
Und bestätigt mir das vergangene Paradies von Eva.

Avec le souffle coupé et la ferme intention
de saisir la meilleure séquence de la scène
La patience aboutit à la consécration.
Dans l’ivresse d’une abeille écrémant le pollen
un nuage de pollen sucré et violet
entoure la magistrale actrice de mon rêve.
Mon œil créatif se déplace sur d’autres planètes
Et
me confirme le paradis perdu d’Eve.

Ines Thodes-Sonntag (auteur et traductrice)

2 – LE PARTAGE

David Belmondo nous a emmenés vers la poésie du quotidien, celle où se niche la métaphysique de l’existence, ses révoltes et questionnements. Il nous a lu des poèmes de Richard Borneman et Simon Ferandou, puis les siens. Le verbe était haut, les sonorités rythmées en swing ou punching ball, rap et jazz jamais loin, derrière la ligne d’horizon.

Le son intégral de son intervention :

3 – LA DEGUSTATION

 

Des vins de toutes les couleurs, salades et tapenades exquises, tarte de pommes et cake…

QUELQUES POINTS

– Lors de notre tour de présentation, nous avons réalisé qu’il y avait autour de la table : une éducatrice/conteuse/organisatrice/lectrice, une conceptrice de fête culturelle grande lectrice, une photographe-sculptrice/peintre/écrivaine, une plasticienne/musicienne qui réintroduit l’écriture dans son travail, un musicologue expérimental qui passe son temps à traduire une langue qu’il ne sait pas parler, une conteuse marionnettiste qui écrit pour parler, un prof de français qui défend la poésie contre vents et marées, sciences et religions, un lecteur passionné de poésie en quête d’ouverture et qui fabrique du vin ce qui ne gache rien, un conteur/performeur de spectacle vivant qui met le couvert dans les centres de vacances pour gagner sa vie, un habitant d’enclave africaine varoise amoureux de la poésie du quotidien qui redonne vie aux mots/théâtreux depuis presque toujours en pleine folie maritime culturelle, une organisatrice événementielle/blogueuse littéraire/amatrice de poésie, une gérante de cinéma privé amoureuse de littérature, poésie, chant et musique, une danseuse qui dansait pour ne pas avoir à parler mais s’y est mis enfin, une voyageuse écrivaine/écrivaine voyageuse de carnets intimes, puis sont arrivés deux théâtreux artisans de spectacles qui allient verbe et musique, textes et rythmes, et enfin deux amies qui se sont faites petites souris mais sont grandes lectrices et écrivaines en herbe.

– Un poème court, cela demande du souffle quand il est long…

– Il est d’usage pendant les festins poétiques de ne mettre sur la table que des poèmes courts, dits en un souffle ou deux. Lorsqu’ un poème long a été apporté, le premier lecteur qui le lit a pour consigne de cocher le passage qui lui semble être un poème à lui seul. Les autres lecteurs le découvrent et éventuellement ne recopient que cet extrait. Mais pour le poème de Bernard Pedrotti, chacune des trois strophes a séduit un lecteur et a été recopiée et lue à voix haute une fois. Le poème a donc remporté 1/3* + 1/3* + 1/3* = 1 * , puisque le poème n’a été lu qu’une fois en entier.

– La première partie des festins a adopté la forme générale du kukaï japonais (kukaï veut dire « rencontre poétique »). Lors de ce festin 9, c’est la première fois que les trois phases caractéristiques d’un kukaï s’équilibrent :
la contemplation des poèmes avec la lecture à voix basse
la lecture à voix haute des poèmes sélectionnés
et l’appréciation à plusieurs des poèmes élus (dire ce qui nous a plu, touché ou ce que l’on a compris au niveau de la forme comme du fond du poème choisi).

– Le festin 10 se déroulera le 19/5/18 autour du tanka japonais, grâce à Patrick Simon, spécialiste de poésie japonaise.
Le lendemain, nous (Martine Gonfalone Modigliani, Patrick Simon et moi-même) conduirons un kukai à la fête du livre de Gonfaron, le 20/5/18 de 10h30 à 12h, à la Maison du territoire. Nous vous y attendons nombreux !

Andréine Bel

Compte-rendu des Festins poétiques 8

Invitée d’honneur : Béatrice Machet
Animatrice : Andréine Bel
Nombre de participants : 11

Cette 8e édition des Festins poétiques a invité Béatrice Machet à l’occasion du Printemps des poètes sur le thème de l’ardeur. Elle a proposé le matin un atelier d’écriture basé sur les sensations corporelles pendant un exercice musculaire, et le soir une mise en voix, temps et espace des textes écrits le matin.

ATELIER DU MATIN

Il s’agissait en premier de s’allonger dos au sol, puis de contracter un par un nos muscles du côté droit, en allant des orteils jusqu’aux doigts. Puis, à la verticale, de sentir la différence entre le côté qui venait d’être activé et celui resté au repos. Même chose à gauche. Enfin, observer nos sensations dans le corps en entier.

Pour écrire, nous avions ces sensations du moment et les émotions suscitées, souvenirs, en vrac ou en suivant un fil, une histoire…

Enfin, chacun a lu à voix haute le corps de son texte (voir dans Partage 1).

1 – LA RENCONTRE

Conventions de transcription :

– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– La partie lue par les participants apparaît en gras lorsqu’elle est extraite d’un poème plus long.

Nous avons élu 6 poèmes parmi les 10 lus à voix haute et les 22 contemplés.

***
Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

 Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
— Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur —
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

 Ô mon unique amour et ma grande folie

Guillaume Appolinaire, Si je mourais

***
Sur le feu comme sur l’herbe
Est allongée l’enfance
     Y tourner ses yeux
     Y porter ses mains
Là sous la tempe
Des constellations font battre le sang.

Béatrice Machet

***
Car tu peux mourir affamé de l’or de tes rêves

Vojka Smiljannich Dikich (Slovaquie)

**
Ardeur, ardoise, file la laine
Tracas projeté et secoué à terre
En morceaux éclats retenus prisme
Se jouant des reflets forêts, fête, foire, flot
En un point des deux poings élancés
Se rejoignent laissant l’abondance dans un corps étonné

Claude Bœsch

**
Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur.
Nos actes s’attachent à nous comme sa lueur au phosphore. Ils nous
consument, il est vrai, mais ils nous font notre splendeur.
Et si notre âme a valu quelque chose, c’est qu’elle a brûlé plus
ardemment que quelques autres.

Je vous ai vus, grands champs baignés de la blancheur de l’aube ; lacs
bleus, je me suis baigné dans vos flots – et que chaque caresse de l’air riant
m’ait fait sourire, voilà ce que je ne me lasserai pas de te redire, Nathanaël.
Je t’enseignerai la ferveur. 

 Si j’avais su des choses plus belles, c’est celles-là que je t’aurais dites
– celles-là, certes, et non pas d’autres. 

Tu ne m’as pas enseigné la sagesse, Ménalque.
Pas la sagesse, mais l’amour. 

André Gide, Les Nourritures terrestres, 1897

**
Il chemine au fond des mers
au fond du cœur au sommet des crêtes
l’homme incandescent

Andréine Bel

*
Suivre l’enclos par main qui traîne
Pied droit trottoir et l’autre caniveau
C’est poncer pourquoi non
La paume au hasard raboteux
Défaire les couches du voyage

Caroline Sajot Duvauraux

*
Réponds, réponds
Pourquoi la nuit
A-t-elle une voix d’homme ?

Catherine Mourmaux

*
Je me languis de desserrer les poings

Tansen Bel

*
O toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans les profondeurs, forêt aromatique!
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève!
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse !
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

Baudelaire, la chevelure

2 – LE PARTAGE I

Il s’est organisé autour des textes que nous avions écrits le matin pendant l’atelier proposé par Béatrice Machet.

Nous avons mis nos textes en voix et en corps, au hasard des phrases et des mots qui se correspondaient et s’influençaient. La partition sonore et gestuelle, timide au début, s’est enhardie, a foisonné d’assonnances et dissonances, de jaillissements et d’effondremants avec de beaux mouvements d’ensemble qui ont donné quelque frissons à la poésie bien lisse d’antan, histoire de la dérider au présent.

Texte de Françoise Sayour :
Pourquoi être là, au-dessus ?
Me serait douce pourtant la rugosité
du sol sous mes pieds.

J’ai le bat qui cœur
J’ai le bat qui cœur
J’ai le bat qui cœur (ad libitum)

Picotements imperceptibles des chutes passées :
Neige, violence, douceur de mille d’étoiles, espoir.
Ne suis-je déjà à terre, enlisée ?
Le sable sous mes doigts file comme ma vie.

Main gauche.
Pourquoi gauche ?
Malhabile, mal à droite,
Contractée, décontractée
Apprendre, désapprendre
Illisible, impossible
Tenter, essayer, re-co-mmen-cer.

Où es-tu mon souffle ?
Je te retiens, brise légère, je garde ta place.
Peur du vide naturelle…
Mais tu reviens toujours !
Je res-pi-re… un peu…
Serrer les poings, te retrouver enfin !

Je ne me relirai pas.
Je ne me reli-e-rai pas.

Fils tendus du tableau de mon corps :
Muscles tirés, tissés, tressés,
malmenés.
Lissés, défaits, désâmés ?
Mon corps tremblant n’en fait
qu’à ma tête.
Serrer les poings, te retrouver enfin.
4 secondes.

Petit pilote, tu savais déjà où guider ma main…
Ne la lâche pas, l’enfance tombera.
Instabilité certaine, yeux mi-clos,
lumière diaphane…
Rouge… écarlate.
Kaléidoscope,…
… Endoscope de mes émotions.
Le sang afflue sous les haubans
des paupières.
Beauté de l’accident.

Texte de Catherine Mourmaux :
 

Texte de Claude Bœsch :
Ardeur, ardoise, file la laine
Tracas projeté et secoué à terre
En morceaux éclats retenus prisme
Se jouant des reflets forêts, fête, foire, flot
En un point des deux poings élancés
Se rejoignent laissant l’abondance dans un corps étonné

Texte de Tansen Bel :
La vague de contractions fait vibrer mes os oubliés. Des muscles rebelles se prennent pour des miroirs, incontrôlables. Ils imitent le club très sélect des muscles actifs. Ils s’organisent en douce, la lutte des classes fait rage dans mon corps. De leur côté, les travailleurs bandés et snobs s’épuisent à la tendinite et s’enfoncent dans le puzzle de la mousse granuleuse vert plastique du sol.

Mon cerveau, insensible à la révolution qui démarre plus bas, se glisse dans le noir paupières, la respiration calme fait comme si de rien n’était. J’en oublie le travail de mes poumons, la machine insatiable qui avale l’air, puis le laisse s’échapper après l’avoir plongé dans mes cellules mouvantes, infatigables.

Je me languis de desserrer les poings.

     Texte de Bernard Bel :
Impossible réalité de l’effort
Frustration de la raideur ARDEUR
Souffle coupé apprivoisé emprisonné
Et puis soulagement

(Ce qu’on voit en premier : les limites)

 Mes cours de natation
Plier, pousser, serrer
La bicyclette en quête d’équilibre
MÉCANIQUE

(Difficile de concilier le vivant et la logique)

Je renie l’animal
Pour retourner végétal
Sous l’écorce sensible

(Deux mondes en opposition : celui des êtres en mouvement et des êtres en contemplation)

           Texte d’Andréine Bel :
Couleurs enlevées une à une
le soleil tombe doucement
l’expir du solei sur la peau
le sombre comme une pommade
le noir nourricier
secret du ventre
la nuit rouge du corps et quelques éclats de nâcre
l’espace s’engouffre plus haut
est-ce un trou noir ?
un monde englouti ?
une chaussette retournée ?

3 – LE PARTAGE II

 

Béatrice Machet nous a proposé de pénétrer dans son atelier en nous présentant plusieurs facettes de son travail résolument contemporain.

D’abord l’aspect sonore : lecture de deux textes écrits pour être présentés avec un enregistrement de sons. Le premier : «Inondationville » illustre ses préoccupations écologistes tout en montrant l’imprégnation des cultures amérindiennes dans le paysage mental de l’auteure. Le deuxième : « Danselombre » est une pièce écrite pour une danseuse (Lydie Vadrot), d’après le mythe d’Orphée.

Puis Béatrice a lu un poème inspiré de l’histoire encore trop méconnue de 38 guerriers Dakota qui ont été exécutés à Mankato dans le Minnesota, malgré un traité de paix signé sept ans auparavant. Ceci sur l’ordre du président Abraham Lincoln, qui la même semaine avait donné sa liberté aux esclaves noirs. Texte illustrant l’implication et l’engagement de Béatrice vis-à-vis des populations Indiennes des USA (elle a traduit plus de 30 poètes contemporains Indiens d’Amérique).

Ensuite l’aspect visuel : Béatrice nous a montré et lu son livre d’artiste intitulé « le livre M », livre de 34x 50cm, de 26 pages comme autant de lettres de l’alphabet. Il est fait de bois et de liège, avec des fines pages de papier de bois, manuscrit et « enluminé » par ses soins en suivant la symbolique du langage des signes des Indiens d’Amérique du sud-ouest. De telle sorte que l’ouvrage renferme le poème en français et la signification « indienne ».

Enfin, une vidéo a été projetée, réalisée lors d’une résidence d’artiste dans le Jura, illustrant un travail poétique sur le thème du plissement.

4 – LA DEGUSTATION

Des plats délicieux, des couleurs à ravir…

QUELQUES POINTS

– Ce festin marque une ouverture vers la poésie contemporaine : comment l’approcher, comment s’y rendre sensible ?

L’occasion de l’atelier corporel nous a permis de relier nos sensations aux mots, ceux qui disent nos sensations/émotions/souvenirs/images, qui à leur tour font poème. Entrer dans la poésie par le corps…

– Samedi 21 avril 2018, le Festin 9 reprendra son format habituel en trois temps. Nous aurons pour invité d’honneur David Belmondo, directeur de la médiathèque du Cannet des Maures.

 

Compte-rendu des Festins poétiques 7

Invitées d’honneur :  Sophie Quignard et Nicole Postaï
Animatrice : Andréine Bel
Nombre de participants : 14

Cette septième édition des Festins poétiques a invité Sophie Quignard et Nicole Postaï pour une rencontre poésie et œuvres plastiques.

1 – LA RENCONTRE

Conventions de transcription :

– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été choisi et lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 * .
– Les poèmes élus ont au moins deux ** .
– La partie lue par les participants apparaît en gras lorsqu’elle est extraite d’un poème plus long.

Nous avons élu 7 poèmes parmi les 16 lus à voix haute et les 29 contemplés.

****
Au milieu de l’hiver
ses yeux étaient juillet

Tugrul Keskin

***
Vieilli, fourbu
Il cherche encore à s’appuyer
Sur l’épaule d’une rose

Yannis Ritsos (Grèce)

**
Vais-je m’endormir ? Dans mon lit,  je papillonne,
Il fait noir, un soir que le ciel aime, c’est vrai
Je vois la lune, elle chante, sa voix me plait,
Me réconforte lorsque seul, on m’abandonne.

Je ferme les yeux et, je n’entends aucun son,
Je les rouvre, et hélas mes sentiments s’emmêlent.
Je remarque sur mon bureau une boisson,
vide, comme mes pensées qui, enfin se taisent.

Soudain, je pense à toute ma journée, si dure,
Tous ces sentiments qui, séparés ne font rien,
Mais qui réunis, ne sont plus qu’un beau fruit mûr

Ce sentiment que tout être humain, sauf vauriens,
Apprécie et déteste, facile, difficile,
C’est l’amour et qui, hélas, ne tient qu’à un fil.

Maxence Boukellala

**
Je repose mes mains dans cette source
et mes mains sentent passer dans leurs veines
la musique du monde.

Patricio Sanchez (France/Chili)

**
Illicite vagabondage des choses,
que font-elles une fois nos paupières closes ?

Evidente proximité des distances
arc-boutées au fond de l’œil
en vapeur de lumière.

À force de se difracter,
l’Homme s’est cru multitude.

Est-ce moi, est-ce toi
qui habite nos corps ?

Le bleu du ciel, l’ocre du sable.
De quelle couleur est la ligne d’horizon ?

Vu du soleil l’homme n’est que spirales
même après sa mort.

Le sentier de l’exacte solitude
à mille chemins.

L’ancienne résolution de se croire
feu ou homme
s’est, elle aussi, achevée par un non-lieu.

Thierry Cazals, un matin de mai 1994.

**
[…]

Seule l’implosion de la pierre nous rejoindra dans ses demeures
J’ai le droit de l’aimer, sans rémission,
d’un pur silence.

Mes mains aussi,
familières des argiles.
Elles mûrissent à l’appel du présage,
orgueilleuses d’avoir su
qu’elles appartenaient à la même pierre.

 Et la pierre s’avance,
dans la crue de ses pépites,
sous les vivats des tempêtes !

[…]

Heureux comme les pierres
je voyage dans l’immobile
un prisme de liberté dans mes poches.

Voici les fleurs d’impatience.

[…]

Rémy Durand

**
Tu es l’espace qui s’élargit
Le vent en broussaille
La lumière frisée
Tu es l’amour sous la rocaille
Le lointain derrière le voile
L’arbre sur la colline nucléaire
Mon tapis de prière c’est ton ombre
Tu es la mer avec ses grottes
L’épaule de ses vagues
La soif de ses marins engloutis
Tu es le désir
Quand tu ouvres tes univers
Tu es ma louve bleue
Quand tu te donnes à l’éclaircie
Tu es la naissance
Quand tu fais fondre le désespoir
Par le mouvement de tes cheveux
Le vent du large de ta parole

René Barbier (fondateur du Journal des chercheurs)
dans la revue de poésie Le Matin déboutonné n°11

*
Jeune et fière tu étais
ma mémoire
Tu t’en vas et me laisses
transparent.

Marie Bagnol

*
Oui je t’aimais
oui mais

Serge Gainsbourg

*
Et l’amour toujours l’amour l’amour
le sixième continent comme une rose de folie.

Luc Vidal

*
Sauver la vie
C’est ne plus accepter la main tendue dans le vide
Les doigts écartés dans la vacuité du ciel
D’une humanité oublieuse
Sauver la vie
C’est ne plus croire à la montagne sans le soleil glissant dans sa nuque
C’est ne plus s’accommoder de la vague sans sa mousse crépitante
C’est en pleine conscience
Ne plus tolérer la parole sans les nappes fraternelles
Les champs d’ignames sans la pluie des poignées de main
Les carafes sans la fontaine des sourires
Sauver la vie
C’est ne plus supporter le pissenlit gracile
Sans la bouche de l’enfant qui le disperse
D’un seul souffle dans l’univers

Sauver la vie
C’est ne pas baisser les bras devant la finitude mutilée
C’est ne pas baisser les yeux devant la poisseuse fatalité
Devant le canot qui crève
Devant l’âme engloutie des chants premiers
C’est ne pas baisser la pensée devant l’étendard de la détresse
La bannière de la misère
C’est ne pas baisser le poème face à l’impuissance
Reculer devant l’oriflamme de l’adversité
Sauver la vie
C’est ne pas renoncer devant ce qui nous dérange
Devant l’épicentre de l’existence
C’est ne pas fuir devant le tir groupé de l’évidence
Devant la bête noire de celui qui hurle
L’épouvante de sa dernière heure

Sauver la vie
C’est ne plus confondre le rire de la faucheuse avec celui de l’enfance
C’est ne plus équarrir la plénitude
Disséquer le colibri
C’est ne plus dépecer la cohésion du monde
Séparer les lois de la bienveillance
Ni la faim de l’appétit
Sauver la vie
C’est ne plus déchirer la muqueuse du projet
Ni écraser la coque du désir
C’est ne plus arracher les pattes du cœur
Sauver la vie
C’est ne jamais consentir au redoublement des fautes
À l’abandon des utopies
Ni au démembrement des rêves

Sauver la vie
C’est poser l’éléphant et le gorille au-delà des barreaux
C’est retirer l’écharde de la peur
C’est démolir la peste des idées
C’est aspirer la poussière des croyances
Sauver la vie
C’est migrer vers un autre pan de son être
C’est partir vers un ailleurs plus proche de soi
Découvrir un archipel caché derrière les brouillards intimes
Parcourir la parcelle de notre démesure
Sauver la vie c’est entrelacer nos différences
Et se baigner dans l’eau de ce qui nous est commun
Sauver la vie
C’est prendre tous les risques
Pour préserver la tige de la sollicitude

Sauver la vie
C’est décliner l’invitation au bal fatal
Et s’inviter à la farandole du possible

Christophe Forgeot

*
[…]

Un crâne roulé de chars et de guerre lointaine.
Dans quel cri auras-tu le temps de ta mort ?
Nous manquons de point d’appui :
les regards nous étreignent comme gant trop petit.
On se perd : même chemin pourtant.
On se fuit : même solitude, immédiate.
C’est maintenant qu’il nous faut vivre
si nous ne voulons pas servir d’étendoir
aux pègres des canons.

[…]

Rémy Durand

*
À quatre heures du matin, l’été,
Le sommeil d’amour dure encore.
Sous les bosquets l’aube évapore
L’odeur du soir fêté.

Mais là-bas dans l’immense chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
Déjà s’agitent.

Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
Rira sous de faux cieux.

Ah ! pour ces Ouvriers charmants
Sujets d’un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants,
Dont l’âme est en couronne.

Ô Reine des Bergers !
Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.

Arthur Rimbaud, Bonne pensée du matin

*
Il y a un terrible gris de poussière dans le temps
Un vent du sud avec de fortes ailes
Les échos sourds de l’eau dans le soir chavirant
Et dans la nuit mouillée qui jaillit du tournant
des voix rugueuses qui se plaignent
Un goût de cendre sur la langue
Un bruit d’orgue dans les sentiers
Le navire du cœur qui tangue
Tous les désastres du métier

Quand les feux du désert s’éteignent un à un
Quand les yeux sont mouillés comme
des brins d’herbe
Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles
Le matin à peine levé
Il y a quelqu’un qui cherche
Une adresse perdue dans le chemin caché
Les astres dérouillés et les fleurs dégringolent
À travers les branches cassées
Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine décollées
Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte
Règle le mouvement et pousse l’horizon
Tous les cris sont passés tous les temps se rencontrent
Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons

Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête
Des visages vivants
Tout ce qui s’est passé au monde
Et cette fête
Où j’ai perdu mon temps

Pierre Reverdy

*
Rien autre que le désordre de ce qui vibre et nous fait graves
pleins d’un désir de vent et d’eau

 Gilbert Renouf

*
[…]

Un dernier lyric
C’est trop tard
Ce trip à la con
J’en ai marre
J’voudrais plonger
Dans un ballon
Sans cauchemar
Sans cernes noires

[…]

Mü, Mauvaise langue

2 – LE PARTAGE

Présentation par A. Bel

Sophie, nièce de Pascal Quignard, sort de son antre pour la deuxième fois : ce n’est pas le moindre accomplissement des Festins poétiques. Une poésie des profondeurs, qui s’appréhende par la surface, la peau des choses.
Nicole Postaï a étudié aux Beaux-arts à Luminy, elle est paysagiste et céramiste.

Intervention

Le Festin 7 a dévoilé le travail de longue date, conjoint et autonome à la fois, des encres et constructions de Nicole Postaï à partir des mots de Sophie Quignard. Ce n’était pas gagné – la tâche était ardue – mais aucun des deux arts n’a englouti l’autre, les deux ont fleuri en s’éclairant mutuellement. Les installations se sont magnifiquement adaptées au lieu, et nous nous sommes promenés le long des chemins escarpés de l’art avec délice.

3 – LA DEGUSTATION

C’était bombance à Bizance, éclats de couleurs en ordre dispersé…

Quelques points

  • Les Festins ont pour mission de redistribuer les cartes : les poèmes ne révèlent leur auteur que lorsqu’ils sont choisis, lus et relus. Ainsi, les poètes renommés (cette fois : Mü, Rémy Durand et Christophe Forgeot) se frottent-ils aux poètes en herbe, ce qui donne un joyeux concert : il est toujours plus facile de jouer juste et grandir dans le pas des grandes pointures… Merci à eux pour leur partage ! Ils nous ont fait ainsi découvrir Gilbert Renouf, Luc Vidal, René Barbier…
  • Le prochain Festin aura lieu le 17 mars 2018 avec Béatrice Machet comme invitée d’honneur, pendant le Printemps des poètes. Elle lancera un pont entre poésie et danse : rencontre poétique gestuelle de 10h à 12h puis festin poétique de 18h à 21h.

Compte-rendu des Festins poétiques 6

Invitée d’honneur : Brigitte Broc
Animatrice : Andréine Bel
Nombre de participants : 12

Cette sixième édition des Festins poétiques a invité Brigitte Broc à dire, réciter et partager ses poèmes avec nous. Ceci avec la participation du peintre grand afficionado de poésie ayant illustré plusieurs de ses livres : Henri Baviera.

1 – LA RENCONTRE

photo

Conventions de transcription :

– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– Pour les poèmes longs, la partie lue par les participants apparaît en gras.
– Je garde ici l’ordre chronologique de lecture des poèmes.

Nous avons élu 7 poèmes parmi les 18 lus à voix haute et les 24 contemplés.

***
C’est moi qui ferai le feu
Avec les fruits morts, les tiges
Avec le roux du ciel cru.

L’hiver,
C’est moi qui ferai le sentiment
Qui penserait qu’on s’est connu ?

Régine Foloppe-Ganne, Tributaires du vent

***
Un jour il faudra
Prendre avec les mains
De l’eau d’un fossé
Pour qu’en tombe une goutte
Au hasard du vent,
Sur un mur perdu
Entre bois et prés.

Edouard Glissant, Rites

**
Pour accomplir les amoureux rituels,
les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté
Et, si l’amour est aveugle
il s’accorde d’autant mieux avec la nuit

William Shakespeare, Roméo et Juliette

**
Notre destinée est celle de l’amour que l’ignorance de nous-mêmes jette dans l’oubli quand la vie entière de notre cœur se noie dans les coulées de la matière et n’épouse en leur attrait que miroitement.

Yvan Dimitrieff

 

**
Mousse et pierre froide
rien ne trouble la fontaine.
Quatre coups de cloche.

Fabien Tomatis

**
Je n’abandonnerai jamais,
Même si,
Un océan se dressait entre nous.

Naéma Ludècque

**
Yeux entrouverts
Odeurs de sommeil
À une distance de souffle
Nonchalance en sueur

Alexandra Galanou (Chypre)

*
Il y a quelque part un fleuve
refusant de se donner
à la mer. C’est le plus beau.
Pourtant il ne le sait pas.
Là est le simple, le mystère.
Depuis la rive je le vois
dans la distance annulée.

*
Ne pas dire,
dire la caresse, souffler la caresse,
souffler comme le vent l’indicible

Andréine Bel

*
Poésie, ô ma rose d’âme
Mon parfum, ma secrète flamme,
Pour te suivre, selon ton vœu,
Ma pensée, au soir, se dévoile
Et prend l’aile de l’oiseau bleu
Pour s’envoler vers ton étoile.

*
Les cailloux tremblent
les cailloux rient
se serrent dans le ressac
s’usent et se resserrent

Tintent dans ma poche
se déchiffrent à mes doigts
idée que je peux
entendre et toucher –

Lorand Gaspar

*
Mon amour, avant de t’aimer je n’avais rien;
j’hésitais à travers les choses et le rues,
rien ne parlait pour moi et rien n’avait de nom,
le monde appartenait à l’attente de l’air.

Je connus alors les salons couleur de cendre,
je connus des tunnels habités par la lune,
et les hangars cruels où l’on prenait congé,
et sur le sable l’insistance des questions.

Tout n’était plus que vide, et que mort et silence,
chute dans l’abandon et tout était déchu,
inaliénablement tout était aliéné,

Tout appartenait aux autres et à personne,
jusqu’à ce que ta beauté et ta pauvreté
ne donnent cet automne empli de leurs cadeaux.

Pablo Neruda

*
Je veux partir comme un oiseau
Dans un éclat de rire
Sans soupir et sans larme
Sans baiser

Bernard Bel

*
Pose l’été
Entre la menthe et ma peau.
J’ai seulement besoin
D’incliner ma chair
Un peu plus sur le vert.

*
Matin barbouillé –
une averse pianote
sur le toit mouillé.

*
Ce que je vois est une petite partie de ce que je regarde, ce que je regarde une petite partie de ce qui est à voir, et ce qui est à voir si vaste, que le pouvoir de mes yeux se perd, devant son immensité

*
Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.

Charles Baudelaire, Le chat

*
Un papillon passe,
Vision éphémère.
Peut-être as-tu choisi cette enveloppe,
Pour nous revenir.

Naéma Ludècque

Deux poèmes qui n’ont pas été lus sur le moment par manque d’intelligibilité à première lecture, mais ils sont remarquables :

Mes jours s’en sont allez errant,
Comme, dit Job, d’une touaille
Sont les filetz, quant tisserant
Tient en son poing ardente paille :
Lors, s’il y a nul bout qui saille,
Soudainement il le ravit.
Si ne crains rien qui plus m’assaille,
Car à la mort tout assouvis.

François Villon – Testament

    Le soleil, sur le sable, ô lutteuse endormie,
    En l’or de tes cheveux chauffe un bain langoureux
    Et, consumant l’encens sur ta joue ennemie,
    Il mêle avec les pleurs un breuvage amoureux.

    De ce blanc flamboiement l’immuable accalmie
    T’a fait dire, attristée, ô mes baisers peureux
    « Nous ne serons jamais une seule momie
    Sous l’antique désert et les palmiers heureux ! »

    Mais la chevelure est une rivière tiède,
    Où noyer sans frissons l’âme qui nous obsède
    Et trouver ce Néant que tu ne connais pas.

    Je goûterai le fard pleuré par tes paupières,
    Pour voir s’il sait donner au coeur que tu frappas
    L’insensibilité de l’azur et des pierres.

    Stéphane Mallarmé  (1842-1898), tristesse d’été

     

    2 – LE PARTAGE

    Présentation de Brigitte Broc, par A. Bel et sous le regard d’Henri Baviera

    Brigitte est la poète des près et de la forêt. Henri cueille feuilles et ciels, ça tombe bien.
    Brigitte, le féminin sacré, Henri la terre des profondeurs. Leurs œuvres ne pouvaient que se rejoindre un jour.

    Intervention

    Brigitte a dit, déclamé, murmuré, hurlé, sifflé, avalé, étendu chaque mot de ses poèmes, comme un sucre d’orge, comme le vent pour nous coiffer, comme un matin de printemps qui toujours revient.

    Henri et Brigitte ont dit comment deux œuvres peuvent se rencontrer.

    3 – LA DEGUSTATION

    Gâteau oublié côté cuisine mais vite retrouvé et dévoré…

    QUELQUES POINTS

    – Prendre soin d’apporter chacun deux poèmes, courts ; pour cela, prendre le temps de les choisir, les recopier, les mettre dans sa gibecière et la renverser sur la table à l’arrivée… Veiller à écrire lisiblement, quitte à utiliser le script pour que chacun puisse déguster tous les poèmes proposés.

    – Nous avons réfléchi aux festins de demain, comment améliorer, remettre sur le métier, rendre à la fois pérenne et novateur ce qui structure les festins, ne pas nous laisser gagner par l’habitude et l’habilité.

    Exposition Scherzo, Molto Commodo

    Textes poétiques de Sophie Quignard
    & Œuvres plastiques de Nicole Postaï

    Les Festins poétiques, 17 février 2018
    (Voir compte-rendu)

    Pars à la recherche
    Des pierres sèches qui parlent
    Hantent la campagne
    Les murs et les replis d’une
    Vieille chemise percée

    Notre travail :

    Les univers nourrissent le style ; ils sont matières goûts histoires intentions désirs
    Ils sont multiples, et mouvants, avec une pointe de tension qui les relient à d’autres et forment parfois une trame une pente une influence

    Le style est dénotation, il est marque pliure repli béance

    La collaboration à partir de poèmes et de textes permet de proposer une lecture personnelle, de questionner les fonds et les inclinaisons de part de d’autre des œuvres.

    Notre travail s’inscrit dans cette dynamique de lectures et de relectures, d’explicitations et d’impressions, au plus près du sens des mots et de la cohérence des enchaînements, au plus près des sens qui perçoivent et reçoivent, organisent l’échange et la rencontre.

    Nous avons choisi de présenter nos questions et nos solutions sous une forme la plus interactive possible. La mise en espace des mots particulièrement nous intéresse, en lien serré ou distant avec la réalisation plastique, avec le poème dans son entier. Il y a de la place aussi pour le curieux, la passante, d’autres lecteurs, d’autres sensibilités avec une toile d’expression, une écoute, ces expériences qui prolongent, longe l’intérêt jusqu’à la création.

    Nous nous adapterons aux contraintes de l’espace qui nous accueillera ; nous pouvons aussi intervenir auprès du public pour expliquer notre démarche (notamment scolaire).

    Sophie & Nicole

     

    Là-bas le végétal
    veille
    le sorcier vaticine
    les femmes
    courent derrière leur voix

    là-bas le tam-tam
    lancine
    la chaleur moite
    désature l’air des songes

     

     

    Nous solifluons, éboulis lents,
    Après tout (ce temps) je t’aime encore
    Soumises aux aléas de nos pentes,
    Sols superficiels et sous-sols, à la mécanique
    De nos interactions depuis le temps-
    L’ambivalence de notre amour
    Grand par les années orchestrée, gonflements et retraits
    De nos jours créent ces loupes séparées
    Dont s’échappent en quantité sang,
    Désir, soin, et, orpheline comme une orchidée
    Ultra spécialisée, la bonté,
    Mais les fissures qui couturent
    N’arrivent pas à masquer le doute : la volonté vers quoi
    Nous pousse
    Ou les circonstances qui l’ont libérée

     

     

    Compte-rendu des Festins poétiques 5

    Invités d’honneur : 3000 femmes poètes du Maharashtra et Bernard Bel
    Animatrice : Andréine Bel
    Nombre de participants : 12

    Cette cinquième édition des Festins poétiques a invité 3000 femmes « illettrées » et poètes du Maharashtra en Inde, à travers les documents audio et vidéo présentés par Bernard Bel.

    1 – LA RENCONTRE

    Conventions de transcription :

    – Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
    – Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
    – Les poèmes élus ont au moins deux **.
    – Pour les poèmes longs, la partie lue par les participants apparaît en gras.
    – Je garde ici l’ordre chronologique de lecture des poèmes.

    Nous avons élu 4 poèmes parmi les 17 lus à voix haute et les 24 contemplés.

    **
    Le nénuphar m’a dit :
    qu’est-ce la douceur ?

    Andréine Bel

    *
    La fatigue passée, poursuis ta route,
    arrosant dans les jardins de tes gouttes d’eau nouvelles
    les boutons en grappes des jasmins sur les bords de la Vananadi,
    répendant un instant ton ombre familière sur le visage des cueilleuses de fleurs
    qui froissent et fanent à essuyer la sueur de leurs joues, les lotus de leurs oreilles.

    Kalidasa, poète indien (2e siècle av. J.C.), Le nuage messager.

    ******
    Il se peut qu’il neige
    avant la fin de la phrase
    et que recule
    l’escargot d’un geste spontané

    Sophie Quignard

    **
    Poudre de curcuma
    Curry indien
    Un ciel orangé se dessine
    Sur la page blanche de mon assiète.

    Nicole Postaï

    *
    Le vent souffle dans la ramure,
    les éléphants vont de branche en branche
    sur les poteaux électriques.

    Jack Revest

    *
    Je nuagécris le ciel
    Je tire des mèches blanches de vapeur jusqu’à ce que mes tempes mon cuir chevelu battent à l’unisson comme s’ils mettaient plein gaz
    vitesse et combustion allumage à ne jamais éteindre
    pour que je survive toujours
    montre-moi ta piste
    je te dirai mon altitude
    je sortirai pour toi mon train d’atterrissage secret

                                 pour l’unité

    Béatrice Machet

    *
    Il faut capturer l’instant précis avant qu’il s’échappe.

    Jack Revest

    *
    Le goëland se moque de l’infini
    Qui peut rapprocher, qui peut séparer
    Les rives de l’infini ?

    Bernard Bel

    *
    Femme nue, femme noire
    Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
    J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
    Et voilà qu’au cœur de l’Été et de Midi,
    Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
    Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle

    Femme nue, femme obscure
    Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
    Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
    Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
    Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée

    Femme noire, femme obscure
    Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
    Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.
    Délices des jeux de l’Esprit, les reflets de l’or ronge ta peau qui se moire
    À l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

    Femme nue, femme noire
    Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel
    Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

    Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre

    *
    Chaque matin de la semaine
    c’est le même rituel du maquillage
    sauf le dimanche
    comme si ce jour-là
    ses rêves montaient à la surface
    et lui servaient de fond de teint

    Daniel Birmbaum

    *
    Le puit

    Dans cette terre poudrée l’étau enserre tes doigts
    Et leur geste meurtri apaisera la soif
    de l’amour de ta vie par l’humble rouge obole
    Et ton sang Intouchable sera l’eau de la foi

    Françoise Sayour

    *
    Aujourd’hui je n’ai rien fait.
    Mais beaucoup de choses se sont faites en moi.
    Des oiseaux qui n’existent pas
    ont trouvé leur nid.
    Des ombres qui peut-être existent
    ont rencontré leurs corps.
    Des paroles qui existent
    ont recouvré leur silence.
    Ne rien faire
    sauve parfois l’équilibre du monde,
    en obtenant que quelque chose aussi pèse
    sur le plateau vide de la balance.

    Roberto Juarroz, poésie verticale 13, édition bilingue, traduction Roger Munier, José Corti 1993, p. 120-121

    *
    Une pierre pour oreiller
    j’accompagne
    les nuages

    Maryse Chadaix

    *
     Il a été dit
    dans le monde de l’ouest
    que le sommeil était le petit frère de la mort.
    Mais nos anciens savaient qu’il n’en était rien.
    Le sommeil est plus vieux que la mort
    et mourir est seulement
    une sorte de sieste, un passage entre les rêves.

    Auteur ?,  Oligawi

    *
    Les étoiles sont bercées par elles
    Et des pensée de toutes nuances
    Sont aspirées du fond de l’abîme
    Et répandues sur les rivages de la vie

    Rabindranath Tagore (1861 – 1941), poète bengali

    *
    Des éclats de voix
    derrière les volets clos
    dimanche d’été

    Auteur ? Poète japonais

    *
    Mais tout poème n’est qu’un balbutiement
    sous le balbutiement sans fin des étoiles

    Roberto Juarroz, poésie verticale 3

    *
    L’amour est mort entre tes bras
    Te souviens-tu de sa rencontre
    Il est mort tu la referas
    Il s’en revient à ta rencontre

    Encore un printemps de passé
    Je songe à ce qu’il eut de tendre
    Adieu saison qui finissez
    Vous nous reviendrez aussi tendre

    Dans le crépuscule fané
    Où plusieurs amours se bousculent
    Ton souvenir gît enchaîné
    Loin de nos ombres qui reculent

    Ô mains qu’enchaîne la mémoire
    Et brûlantes comme un bûcher
    Où le dernier des phénix noire
    Perfection vient se jucher

    La chaîne s’use maille à maille
    Ton souvenir riant de nous
    S’enfuir l’entends-tu qui nous raille
    Et je retombe à tes genoux

    Tu n’as pas surpris mon secret
    Déjà le cortège s’avance
    Mais il nous reste le regret
    De n’être pas de connivence

    La rose flotte au fil de l’eau
    Les masques ont passé par bandes
    Il tremble en moi comme un grelot
    Ce lourd secret que tu quémandes

    Le soir tombe et dans le jardin
    Elles racontent des histoires
    À la nuit qui non sans dédain
    Répand leurs chevelures noires

    Petits enfants petits enfants
    Vos ailes se sont envolées
    Mais rose toi qui te défends
    Perds tes odeurs inégalées

    Car voici l’heure du larcin
    De plumes de fleurs et de tresses
    Cueillez le jet d’eau du bassin
    Dont les roses sont les maîtresses

    Tu descendais dans l’eau si claire
    Je me noyais dans ton regard
    Le soldat passe elle se penche
    Se détourne et casse une branche

    Tu flottes sur l’onde nocturne
    La flamme est mon cœur renversé
    Couleur de l’écaille du peigne
    Que reflète l’eau qui te baigne

    Ô ma jeunesse abandonnée
    Comme une guirlande fanée
    Voici que s’en vient la saison
    Et des dédains et du soupçon

    Le paysage est fait de toiles
    Il coule un faux fleuve de sang
    Et sous l’arbre fleuri d’étoiles
    Un clown est l’unique passant

    Un froid rayon poudroie et joue
    Sur les décors et sur ta joue
    Un coup de revolver un cri
    Dans l’ombre un portrait a souri

    La vitre du cadre est brisée
    Un air qu’on ne peut définir
    Hésite entre son et pensée
    Entre avenir et souvenir

    Ô ma jeunesse abandonnée
    Comme une guirlande fanée
    Voici que s’en vient la saison
    Des regrets et de la raison

    Guillaume Apollinaire

    2 – LE PARTAGE

    Présentation de Bernard Bel, par A. Bel

    Un ingénieur du CNRS vivant en Inde plus de quinze ans, cela donne un goût certain pour la musicologie, la linguistique et l’archivage…

    Intervention

    Les chants de la mouture ont été collectés par Guy Poitevin et son épouse Hema, enregistrés et archivés par Bernard de manière à les rendre accessibles à tous : chercheurs scientifiques, étudiants et simples citoyens désireux de connaître ce patrimoine en train de disparaître dans sa forme originelle puisque les moulins électriques ont remplacé les meules de pierre même dans le plus reculé des villages indiens.

    Ces paysannes illettrées composent et se transmettent des ovi.

    Voir la transcription de l’intervention

    3 – LA DEGUSTATION

    Mangues, papayes et noix de coco comme rafraichissement, tartes salées, sucrées et bonne humeur au menu…

    QUELQUES POINTS

     Ce festin marque le début d’une nouvelle phase des festins où nous entrons explicitement dans la facture même des poèmes.

    Penser à amener un poème de soi et aussi d’un poète que l’on apprécie particulièrement.

    Les festins partent en vacances trois mois et reprendront samedi 16 septembre 2017 avec Michel Deshays comme invité d’honneur.

    3000 femmes poètes du Maharashtra

    (Voir le compte-rendu du Festin poétique n°5)

    La superficie du Maharashtra est environ la moitié de celle de la France, et sa population le double. L’ouest montagneux est fortement arrosé par la mousson tandis que le centre est bien plus aride. Une particularité de cet État de l’Inde est son homogénéité linguistique. Le marathi est la langue commune à toute la population rurale, ce qui a permis au projet “Grindmill songs” de couvrir une vaste étendue.

    La pratique de la mouture manuelle du grain a aujourd’hui quasiment disparu en raison de la mécanisation. Pendant une trentaine d’années, jusqu’en 2004, un groupe d’animateurs sociaux ont collecté auprès de 3310 femmes les textes de presque 110 000 « chants de la mouture » dans 1124 villages.

    S’agit-il de chants ou de poèmes ? J’utilise les deux mots, tout en sachant que les femmes les désignent par le terme « ovī  » qui sera explicité plus loin.

    Parmi les 110 000 chants/poèmes, 4600 ont été enregistrés et plus de 40 000 traduits en anglais ou en français.

    Les acteurs du projet

    Le Collectif des Pauvres de la Montagne (GDS) a été fondé dans les années 1970 à l’ouest du Maharashtra. C’est un groupe informel de citoyens assurant collectivement la responsabilité du développement de leur village. GDS a été longtemps porté par VCDA, une ONG dirigée par Hema Rairkar et Guy Poitevin.

    Le projet “Grindmill songs” a bénéficié de soutiens de l’UNESCO et de la Fondation Leopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH).

    Quand j’ai rejoint l’équipe en 1995, la base de données de chants de la mouture était constituée de dizaines de milliers de fiches soigneusement répertoriées. La saisie informatique avait commencé. Nous faisions face à de sérieuses difficultés de transcription de données orales et de codage en alphabet Devanagari. J’ai restructuré les textes et les descriptions dans une base de données relationnelle et nous avons recueilli une centaine d’heures d’enregistrements sonores sur support numérique (cassettes DAT, voir la liste).

    La collection des textes a été complétée par un travail approfondi d’analyse et de classification. Rajani Khaladkar gérait la base de données avec Hema Rairkar. Asha Ogale en est la traductrice attitrée. (Voir la présentation de l’équipe.)

    Guy Poitevin a beaucoup contribué au travail théorique. Depuis un an, le projet bénéficie du soutien logistique et financier de People’s Archive of Rural India (PARI). Je suis chargé de la partie technique : l’édition des nouvelles traductions et la mise en ligne du corpus (voir site).

    Un peu de terrain…

    Nous allons nous rendre dans le village de Bhambarde, au canton de Mulshi à l’ouest du Maharashtra, en octobre 1995. Voir les 3 premières minutes de cette vidéo :

    Quelle est la langue des chanteuses ? Il n’y a aucune honte à n’y rien comprendre, car même un auditeur indien aurait de la difficulté à suivre ! Il s’agit en fait d’une variante rurale du marathi que les femmes (pour la plupart illettrées à cette époque) ont cultivée comme une langue codée…

    Voici la traduction des trois chants/poèmes entendus au début de la vidéo :

    Une interprétation possible est la suivante :

    1. La jeune femme se désigne elle-même comme une « gardienne de vaches ». Elle est épuisée de travail chez sa belle-famille.
    2. La tendresse de la mère est comparée à la verdure de la forêt.
    3. Mon frère va devenir « quelqu’un ». Il reviendra avec de beaux habits et je le reconnaîtrai de loin.

    Les thèmes sont intéressants mais la saveur poétique est loin d’être restituée par ces traductions. (Protestations dans la salle : « On peut faire mieux ! ») Ces traductions en langues européennes sont toutefois indispensables pour accéder au détail du texte d’origine, que je vais tenter de présenter dans quelques exemples.

    Le vocabulaire et les thèmes

    Je me suis livré à une analyse lexicométrique sur les 110 000 textes en marathi pour mettre en exergue les mots les plus utilisés, puis j’ai classé les 3623 thèmes de leur classification par leur fréquence d’apparition dans les chants. Voici le tableau qui en est résulté :

    On trouve 83000 mots différents dans l’analyse lexicométrique. En tenant compte des synonymes le lexique doit approcher les 40000 mots. Ce qui suggère que les poèmes ont recours à un vocabulaire très riche. Il ne s’agit pas de simples « chants de travail ». (Il en existe par ailleurs.)

    Une des expressions les plus entendues est : “Sāṅgatē bāī tulā!”, « Je te dis, femme ! » L’anonymat de cette formule énonciatrice — aucun chant n’est jamais attribué à qui que ce soit — ne rend que plus personnelle l’énonciation, car elle est celle d’un soi collectif de femmes : ce Je est riche de la personnalité de toutes.

    Si l’on entend 4257 chants consacrés au travail, seulement 167 mentionnent sa pénibilité.

    Les liens familiaux

    Ils tiennent une place centrale dans le corpus des chants de la mouture. Ce n’est guère surprenant car, en Inde comme dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les rapports interindividuels sont codifiés selon le modèle des liens familiaux. « Mon frère », « ma fille », « ma tante »… sont couramment utilisés quand on s’adresse à une personne extérieure à la famille.

    Le premier poème exprime la tendresse envers le jeune frère. Remarquer le mot pāīsīkala qui signifie « bicyclette », une transcription phonétique de bicycle en anglais…

    La relation familiale devient parfois problématique, et cette complexité est exposée dans de nombreux chants. Une situation typique est celle de « la fille de mon frère va épouser mon fils ». Le souci de la chanteuse n’est pas celui de la consanguinité mais l’ambiguïté du statut de cette jeune femme qui sera à la fois sa nièce (objet de tendresse) et sa belle-fille (objet de soumission).

    Dans le poème suivant la chanteuse précise : « Nous allons toutes deux demander un sari et un corsage. » Une manière, peut-être, de se rallier à une identité féminine dépassant tout clivage…

    La cosmologie et les saisons

    En Inde rurale, les saisons et la configuration du ciel nocturne tiennent une place importante. Nous allons la découvrir dans un poème.

    La maison lunaire Rohini, apparaissant avant Mriga, est annonciatrice de pluies avant la mousson. Rohini est associée à la sœur, en général mariée plus tôt que son frère Mriga. Elle aura donc un enfant avant lui.

    Le poème dit en substance :

    La pluie tombe avant Mriga, de Rohini
    Berceau en mouvement avant le frère, de la sœur

    On peut admirer les correspondances sonores entre la première et la deuxième ligne du distique. Plutôt que de dire « la sœur a un bébé » elle dit « berceau en mouvement » parce que pāḷaṇā hālatō rime parfaitement avec pāūsa paḍatō qui signifie « il pleut »

    Ces textes font penser à des pierres précieuses sculptées par les remous du fleuve de leur transmission. On ne s’étonne pas de retrouver les mêmes mots (jamais écrits) à des centaines de kilomètres de distance, voire une dizaine d’années d’intervalle. Ni qu’une femme se souvienne de ceux qu’elle nous a confiés à la visite précédente…

    Toutefois, le chant ne reproduit pas exactement le texte qui a été dicté par les femmes. Il met en œuvre d’autres procédés poétiques que je présenterai plus loin. Écoutons l’enregistrement de Sakhale Jai :

    S’agit-il de chants composés ou improvisés ?

    La réponse ne pas être catégorique. La plupart des textes sont transmis avec précision depuis des décennies, comme on peut le constater en les collectant dans des lieux éloignés. Mais il arrive aussi, bien que ce soit difficile à distinguer, que la chanteuse improvise ou modifie un poème au vu des circonstances. Pendant une séance d’enregistrement avec une linguiste française prénommée « Geneviève », les chanteuses l’ont saluée en associant son nom à celui de la poétesse Janabai :

    Paṅḍharpur

    Le pèlerinage de Paṅḍharpur occupe une position centrale dans la vie des paysannes du Maharashtra. C’est probablement à l’occasion de ces pèlerinages populaires que les chants ont migré d’une région à l’autre.

    Au cœur de la ville figure le temple de Viṭhṭhal (version marathi de Vithoba, un autre nom de Krishna) auquel les intouchables ont obtenu l’autorisation d’accéder à la suite du jeûne de Sane Guruji, un disciple de Gandhi.

    C’est ici que les femmes poètes célèbrent la mémoire de Janabai, une femme de basse caste employée comme servante du poète Namdev (au 13e siècle). Promue et émancipée par son talent artistique, elle est devenue une des femmes poètes les plus célèbres de l’Inde. Un temple lui est consacré, décoré de fresques murales. Les images et les poèmes chantés racontent que Viṭhṭhal, ébloui par sa grâce, venait partager son travail de mouture du grain et allait jusqu’à lui donner un bain.

    Janabai est donc une femme du peuple qui a séduit le dieu séducteur ! Au point qu’elle a conquis la précédence sur son épouse Rukhmini :

    Au commencement

    Les femmes chantaient pendant la mouture du grain, avant le lever du soleil, tandis que les hommes dormaient encore. Il n’est pas surprenant que les visiteurs de villages du Maharashtra (et probablement d’autres États de l’Inde) n’aient pas eu connaissance de cette tradition de création et de transmission poétique. C’était le cas de citadins comme Hema Rairkar et Guy Poitevin, bien qu’ils fussent engagés depuis des décennies dans un travail de « conscientisation » d’animateurs sociaux issus de ces mêmes villages.

    Hema m’a confié que tout a changé un jour où, pendant une réunion de femmes, quelqu’un a lancé la question : « Quel est le sens de l’existence ? » C’est alors que les femmes ont pris la parole en récitant des textes qui, de leur point de vue, répondaient à cette question. Hema et les animatrices ont pris note de ces textes et fièrement ramené à la maison une dizaine de « chants ». La fois suivante elles ont eu la surprise d’en collecter une centaine, et surtout découvert que toutes les animatrices de GDS en connaissaient… C’est ainsi que le projet a commencé pour aboutir à presque 110 000 poèmes à ce jour !

    À la question du sens de l’existence, les femmes poètes répondaient en décrivant comment elles se voyaient après leur mort. On est très loin de l’imaginaire des Hindous de haute caste précoccupés par les conditions de leur réincarnation et le nécessaire détachement des biens terrestres. Les poèmes montrent au contraire que le sens de leur existence est inscrit dans les liens qu’elles entretiennent avec leur entourage, symbolisés dramatiquement par l’image du frère.

    Le premier chant :

    Autrement dit, pour ces femmes l’existence (et l’identité) se confondent avec la toile des relations personnelles.

    Dimension sociale

    L’Inde rurale est une société dans laquelle les rôles masculins et féminins sont fortement déterminés. La femme qui chante fait très souvent allusion à sa condition subalterne, son statut de servante dans la maison de la belle-famille avec qui elle peut s’exposer à de graves conflits, à commencer par les querelles entre époux :

    Le thème de la rivalité entre la femme âgée et une plus jeune qui entre dans la maison est abordé avec profondeur. Par exemple, un poème évoque la dignité d’une femme mûre — désignée comme une « feuille sèche » — qui oppose le rythme de sa marche à celui de la « feuille verte »…

    Dimension politique

    Les chants de la mouture sont les points d’entrée d’une réflexion collective des femmes sur leur condition subalterne. Les animatrices de GDS les ont donc intégrés à leur action militante. On les voit ici en train de chanter en reproduisant les gestes de la mouture dans une pièce de théâtre devant un arrêt de bus.

    En se libérant du fatalisme — la croyance que toute destinée serait tracée à l’encre indélébile — les opprimés « entrent en politique »… Pour cela, il faut agir en groupe. Cette démarche coopérative d’émancipation, promue par le Collectif des Pauvres de la Montagne, n’est ni gandhienne ni marxiste. C’était celle du leader charismatique Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), issu de la communauté intouchable des Mahar et promu par de généreux donateurs qui lui ont ouvert l’accès à une formation académique de haut niveau. Il a obtenu un doctorat d’économie à la Columbia University aux États-Unis. Il a ensuite rejoint la London School of Economics pour devenir avocat.

    Nommé ministre de la Justice au moment de l’indépendance de l’Inde, Bhīm Ambedkar portait, selon les mots de chanteuses Mahar, « des souliers rouges et des chaussettes ». À la pochette de son veston, un « stylo en or ». Il s’en est servi pour rédiger la Constitution de l’Inde mais il a aussi utilisé « un fusil en or avec une gâchette d’argent » pour « tuer Gandhi dans un éclat de rire »… Ambedkar et Gandhi avaient en effet des visions radicalement opposées de ce que serait la libération des intouchables en Inde. Exposé dans sa jeunesse aux stigmates de l’intouchabilité, Ambedkar luttait pour l’abolition du système de castes. Gandhi, par contre, issu d’une haute caste et soucieux de l’appui de Brahmanes progressistes dans son combat pour l’indépendance, voulait préserver le système des castes tout en délégitimisant l’intouchabilité, ce qui se limitait pour lui à permettre l’accès aux lieux de culte de toute personne quelle que soit son origine.

    Les femmes Mahar chantent Ambedkar en construisant leur propre mémoire — celle de la communauté des dalit (« opprimés ») néobouddhistes — à travers une réappropriation, une sublimation, parfois jusqu’à la falsification de faits historiques marquants.

    Lire à ce sujet le dernier ouvrage de Guy Poitevin :
    Ambedkar ! Des intouchables chantent leur libérateur (Karthala, 2009)

    Ramābāī, la première épouse d’Ambedkar, issue comme lui de la communauté Mahar, est un personnage emblématique de cette célébration. C’est elle qui lui a donné l’inspiration et la force de vaincre ses ennemis.

    Une apparition de Ramābāī — femme de basse caste, elle se tient debout aux côtés de Bhīm (Ambedkar) — exerce un effet magnétique sur les spectatrices. Vite, préparer des galettes sucrées !

    La charge émotionnelle de cet événement est rendue par la forme intonative du poème. Voir par exemple la complexité des mélismes de la dernière ligne :

    Ramābāī protège Ambedkar, par ses propres moyens, contre les forces conservatrices qui n’ont cessé de faire obstacle à ses propositions. Le combat de l’eau contre le feu…

    L’image d’Ambedkar arrivant à Delhi au volant d’un « char de guerre » est une affirmation forte de son pouvoir et de sa légitimité. La preuve : son véhicule était décoré de miroirs !

    Ambedkar était, à l’inverse de Gandhi, le défenseur d’une laïcité à l’occidentale. Mais il est célébré comme un demi-dieu dans les grandes étapes d’une vie publique qui s’est paradoxalement achevée par sa conversion au bouddhisme. Il avait déclaré que les hors-castes devraient s’affranchir de l’hindouisme pour mettre fin à leur stigmatisation sociale. Toutefois, il avait pris conscience du désarroi que pourrait causer le renoncement à la religiosité qui imprègne les actes de la vie quotidienne en Inde. Certains poèmes chantés déplorent que Bhīmrāyā ait demandé aux femmes Mahar de ne plus se rendre à Paṅḍharpur…

    Pour cette raison, Ambedkar s’est mis en quête pour sa communauté d’une nouvelle appartenance religieuse qui lui redonnerait le goût de la transcendance. Après une longue réflexion, il l’a trouvée dans le bouddhisme qui, dans sa version d’origine, réfutait strictement la notion de caste. Les Mahar sont ainsi appelés « néobouddhistes ».

    Dans l’imaginaire des chanteuses, Bhīm est pour l’éternité l’allié du Bouddha (Gautama) comme le font apparaître des images de calendriers néobouddhistes.

    Ramabai, la première épouse d’Ambedkar, est morte en 1935. Il s’est remarié en 1948 avec une Brahmane, Dr. Sharada Kabir (rebaptisée Savita) qui était son médecin traitant. Cet épisode a été entièrement réécrit au goût des paysannes de la communauté Mahar. Elles racontent qu’il a « pris une co-épouse » sous l’influence malicieuse de cette Bāmaṇ. Elles iront jusqu’à accuser Savita d’avoir empoisonné son mari, décédé peu après leur conversion au bouddhisme en 1956. Savita Ambedkar a vécu jusqu’à l’âge de 93 ans en 2003.

    Dans la représentation des chants et images construisant la légende d’Ambedkar, il est décrit en route vers la demeure de Bouddha, aux côtés de Ramabai, sur un charriot en or poussé par Ghaje Maharaj, un réformateur social du 20e siècle. Le Roi d’Amérique en personne est venu honorer sa mémoire, avec un geste qui évoque celui d’une mère dont l’enfant vient de mourir.

    La mélodie

    Si les poèmes des paysannes du Maharashtra sont des chants, comment caractériser leurs mélodies ? J’aborde ce sujet avec un exemple singulier, car il s’agit d’un chant interprété par le seul homme que nous ayons eu le loisir d’enregistrer. Dighe Baban, célibataire avec une grande chevelure, mout le grain et chante avec les femmes de sa famille. Son récit est le début de l’histoire tragique de la reine Changuna, son époux Shriyal et leur fils Chilaya.

    Écoutons plutôt la mélodie :

    Nous avons soumis des extraits d’enregistrements de chants de la mouture à S.P. Singh, un musicien originaire du Punjab qui vivait à Delhi. Spécialiste de l’accompagnement du chant classique et folklorique, il avait pour consigne de reproduire précisément les airs sur son instrument (le sarangi).

    Cette mélodie interprétée par Dighe Baban est une des plus répandues au Maharashtra sous de multiples formes. Voici l’interprétation de S.P. Singh (tune #13) :

    Il est important de noter que M. Singh ne comprenait pas du tout les paroles. À l’époque nous n’en avions aucune traduction. Nous étions intéressés uniquement par la dimension mélodique.

    La première réaction de S.P. Singh a été : « Ces femmes ne savent pas chanter ! » Il est vrai qu’elles chantent « faux » selon les critères d’un musicien classique… Au terme d’une écoute plus attentive, M. Singh nous informait que cet air était à son avis celui d’un chant populaire, ou encore d’une musique de film. Il existe en Inde une forte perméabilité entre le folklore et la musique de film, puisque les musiciens battent la campagne pour récolter le répertoire traditionnel, souvent même se l’approprier.

    Une centaine d’airs ont été répertoriés et documentés par Véronique Bacci dans le cadre de son mémoire de DEA à l’Université de Provence en 1998. On peut en écouter des exemples dans la colonne Tunes sur la page des enregistrements.

    Voici quelques notations (tunes #33, #34, #35) :

    Il y aurait beaucoup de remarques à faire sur les différences entre les interprétations du chanteur et celles du joueur de sarangi. L’une des plus évidentes dans ce corpus est la confusion apparente entre les modes majeur et mineur. En musicologie classique indienne on utiliserait d’autres termes qui veulent dire la même chose. Dans le chant de Dighe Baban, on entend un glissement entre si bécarre et si bémol, ce qui, pour une oreille occidentale, reviendrait à tergiverser entre majeur et mineur.

    Parfois le rendu au sarangi est quasiment impossible. C’est à mon avis le cas ici (tune #56) :

    Dans un autre chant interprété par des femmes de Tadakalas (notamment la célèbre Gangubai), S.P. Singh a affirmé reconnaître la musique d’un film qu’il a reproduite à sa manière. Écoutons la différence (tune #59) :

    Je voyais S.P. Singh prendre des notes pendant qu’il écoutait les enregistrements. J’ai cru qu’il transcrivait les mélodies mais il m’a répondu qu’il écrivait les paroles… alors qu’il n’en comprenait pas un mot ! Ce paradoxe m’a incité à me questionner sur la nature de ce que les femmes nous donnent à entendre. Nous avons souligné la place centrale du texte. Elles n’ont pas la moindre idée de ce que nous appelons un « air » — a tune. Si on leur demande un autre chant sur le même air, elles ne savent pas répondre. Si on leur demande d’interpréter le même texte sur un autre air, elles ne comprennent pas ce qui leur est demandé.

    “These women don‘t know how to sing!” disait M. Singh. Après tout, il avait raison, car elle ne chantent pas vraiment… Il ne s’agit pas de chant mais plutôt de « parole poétique ». Techniquement, on ne devrait pas la décrire en termes de mélodie et de tonalité, mais plutôt de prosodie et de structure intonative (intonation pattern). La différence est dans la notion d’intervalle musical qui existe dans toutes les formes de mélodie, alors que la prosodie de la parole est faite de formes, de patterns d’intonation. Prononcer une phrase avec de vrais intervalles musicaux produit souvent un effet comique…

    Prosodie et mélodie se croisent souvent sur le terrain de la création. Tout le monde se souvient de Jacques Brel déclarant avec modestie qu’il ne faisait que de la chansonnette et pas de la poésie ! Or, pour prononcer une phrase comme « dans le port d’Amsterdam y’a des marins qui chantent… » on utilise spontanément une structure intonative qui reflète dans sa forme le schéma mélodique de la chanson de Brel. Est-ce par hasard ? Pas tout à fait. Brel a beaucoup utilisé cet effet, peut-être à son insu. Il parle et chante en même temps, c’est un des marqueurs de sa poésie.

    On rencontre le même usage chez d’autres chanteurs comme les Beatles. Voir par exemple Paul McCartney interprétant « Michelle, ma belle… » Ces chanteurs ont peut-être été inspirés par la musique indienne friande de cet apparentement des formes mélodiques et prosodiques. Nous voici de retour en Inde !

    Dans une conférence (voir vidéo) qu’il a donnée en 2001 au Collège de France, où il était titulaire de la chaire de poésie, Yves Bonnefoy affirme la primauté du son comme révélateur des pouvoirs de la forme poétique : « Forme comme telle — non signifiante — et son au delà de la signification, cela ne fait qu’un tout… »

    C’est pourquoi je vous propose, pour finir, une immersion dans la structure sonore des chants-poèmes des femmes du Maharashtra…

    OVI

    Posons une dernière fois la question : s’agit-il de poésie ou de chant ?

    Les femmes du Maharashtra utilisent un tout autre mot pour désigner leur forme de versification vocale. Ce mot ne se traduit pas par « chant » ni « poésie ». Le terme marathi est « ovī « . Guy Poitevin, dans Le chant des meules (p. 27) le définit ainsi :

    Le nom ovī indique toute forme de composition libre à comprendre analogiquement par référence au verbe ovaṇ/ovaṇē qui signifie filer, enfiler des perles sur une corde, coudre, tailler, tisser, corder, tendre une corde etc.

    Les femmes expriment une autre analogie : celle du drap ou du sari qu’on admire plié sur le comptoir de la boutique, mais que le drapier va déplier pour nous en faire apprécier la beauté.

    Les poèmes que nous avons vus dans leur transcription écrite ne sont que des draps empilés. C’est sous cette forme qu’ils sont mémorisés et transmis en l’absence d’écriture. Je vous invite à en déplier un pour accéder à la pleine puissance de cette parole poétique.

    Lakshmi, déesse de la prospérité, s’apprête à visiter la maison. Elle entrera comme une jeune mariée dans sa nouvelle demeure, debout du côté gauche de son époux. La chanteuse déclare plus loin qu’elle inspectera la maison et ira jusqu’à scruter l’esprit de ses habitants…

    Mais revenons à la préparation de la visite surnaturelle :

    « Ne fais pas tourner le balai ! » Car, en soulevant de la poussière, la jeune femme (Rāhībāī) pourrait souiller la déesse ; de plus, une maison trop bien nettoyée paraît vide et donc improductive. En réalité, la paysanne tient à ce que Lakshmi découvre une étable pleine de fumier et de bouses, signes de prospérité.

    Mais pourquoi cette figure d’un balai qui tourne ?

    Écoutons comment le premier vers a été « déplié » :

    Le mot kērasuṇī (balai) est renvoyé à la deuxième ligne et placé au centre. De sorte qu’il est accentué par un mélisme, nous en parlerons plus loin. Ana, ga, ka sont des marqueurs emphatiques sans contenu sémantique. La structure de la deuxième ligne est quasiment circulaire, avec une insistance sur l’idée de « tourner » par la répétition du mot et l’absence de la négation nako.

    Le deuxième vers est lui aussi déroulé sur deux phrases.

    Ici, c’est la reprise avec insistance du verbe phiravū à son participe présent phirunī, « en faisant demi-tour », qui est surprenante. Ce n’est plus le balai (kērasuṇī) qui tourne mais Lakshmi qui risque de faire demi-tour. Faut-il y voir une association entre la déesse Lakshmi et le balai, par un effet de polysémie ? Nous avons posé cette question et les femmes ont répondu oui. Pour la fête de Diwali, à l’automne, les paysannes du Maharashtra achètent des balais décorés qui symbolisent Lakshmi — celle-là même qui récompense leur ardeur au travail par la prospérité de la maisonnée.

    Le tournoiement est déjà inscrit dans la répétition, mais une nouvelle technique musicale et poétique est utilisée pour le renforcer. Il s’agit du mélisme. Le mot phirunī a été chanté en position finale des phrases, sur la tonique, mais on le trouve aussi placé en position centrale de la dernière phrase, en rupture avec la forme syntaxique. C’est à cet endroit précis que la mélodie, ou plutôt la forme prosodique, permet de réaliser un mélisme.

    En parole comme en chant, un mélisme est une figure dans laquelle un mot se déploie sur plus de notes que de syllabes. C’est une figure emphatique.

    Écoutons et regardons en transcription mélodique le phirunī central de la dernière phrase : une dizaine de notes pour seulement trois syllabes, sur une durée de 1.5 secondes.

    Dans la deuxième phrase du premier vers, le même mélisme était appliqué à kērasuṇī, le balai. Et dans le premier distique il portait sur Rāhībāī qui désigne une auditrice virtuelle.

    Le mélisme en chant et en parole spontanée est à la fois un signal en direction des autres, mais aussi un signal à soi, comme indicateur des croyances d’héritage ou personnelles. Cette mise en relief d’un mot, permettant à l’objet qu’il désigne de passer du monde profane au domaine du sacré, est en tout point similaire au processus de « geste vocal » décrit par Laetitia Alliez à propos des chants de femmes de la région du Krib en Tunisie :

    L’ornementation n’a plus le rôle libératoire qu’elle possède durant la vie quotidienne, elle est ici réinvestie dans une fonction rituelle dont le but bien précis est d’affirmer une identité culturelle.

    Guy Poitevin écrivait :

    Le texte est plus l’occasion que la cause du geste vocal et musical. Cette synergie crée l’unicité de sens du distique. Elle rend intenses les échanges sémantiques entre le texte et la mélodie, les timbres des voix et les gestes des chanteuses, les séquences d’intonations et les unités syntaxiques et sémantiques.

    Poèmes chantés ou chants poétiques ? Les ovī sont un parfait exemple du franchissement des frontières.

    Je termine en laissant la parole à Gangu Ambore « Gangubai », une femme frappée de la lèpre réfugiée dans un temple de Tadakalas qui passait ses journées à chanter des chants de la mouture, pour la plupart dans le style gavaḷaṇ, forme populaire du chant religieux bhajan. (Voir l’article de Jitendra Maid.)

    Écoutons un exemple (UVS-33-07) :

    Bibliographie

    ALLIEZ, Laetitia

    • Actes symboliques de femmes, Dernier souffle d’un geste identitaire. Cahiers de Musique Traditionnelle, 2001
    • Le geste vocal des femmes au Krib, une bourgade de la Tunisie du Nord-Ouest : adaptation et filiation lors d’une transition sociale. Thèse sous la direction de Bernard Vecchione – Aix-Marseille 1, 2003

    CAELEN-HAUMONT, Geneviève ; BEL, Bernard

    POITEVIN, Guy

    • Le chant des meules. De la piété de paysannes à la philosophie de swamis. Kailash éditions, 1997.
    • Ambedkar ! Des intouchables chantent leur libérateur. Poétique d’une mémoire de soi. Édition posthume Bernard Bel, en collaboration avec Hema Rairkar. Karthala, 2009.

    Compte-rendu des Festins poétiques 4

    Invité d’honneur : Patrick Simon (voir biographie)
    Animatrice : Andréine Bel
    Nombre de participants : 8

    Cette quatrième édition des Festins poétique s’est articulée autour de la poésie courte, en prenant pour exemple le tanka japonais.

    1 – LA RENCONTRE

    Conventions de transcription :

    – Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
    – Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
    – Les poèmes élus ont au moins deux **.
    – La partie lue par les participants apparaît en gras.

    Nous avons élu 5 poèmes parmi les 9 lus à voix haute et les 16 contemplés.

    **
    Tu bois la vodka
    dans l’ombre de tes silences
    et pourtant – pourtant
    hier même je me taisais
    le vol du papillon noir

    Patrick Simon

    **
    Un piment
    Ajouter des ailes :
    une libellule rouge

    Matsuo Bashô, poète japonais à l’orignie du haïku (1644 – 1694)

    **
    Dans le prunier blanc
    la nuit désormais
    se change en aube

    Buson, poète japonais (1716 – 1783)

    **
    Vénus s’est levée, escortée par la lune
    Je veux dire à mes amies la joie de ma mère

    Femme poète du Maharashtra, chant de la meule

    **
    Dalles de pierre grise
    Usées par le soleil
    Et nos pieds nus

    Bernard Bel

    *
    Mon cœur bat
    Comme une houle
    d’hirondelles

    Yotsuya Ryû (poète japonais, 1958)

     

     

    *
    Les paupières lourdes
    Sur un oreiller d’herbes
    Je guette sous les neiges
    Le pouls de l’Immortel

    Catherine Monce

    *
    Mots gouttes
    dans ce no man’s land
    j’ai tellement soif !

    Andréine Bel

    *
    Triste et solitaire
    Je suis une herbe flottante
    À la racine coupée
    Si un courant m’entraîne
    Je crois que je le suivrai

    Tanka écrit par Ono no Komachi, poétesse japanaise (850)

    2 – LE PARTAGE

    Présentation de Patrick Simon, par A. Bel

    Né en Lorraine, Patrick Simon est un essayiste humaniste, romancier et poète. Vivant tantôt au Québec, tantôt en France, il défend la francophonie et l’internationalité pour la poésie. Il crée la revue du Tanka francophone et fonde sa propre maison d’édition Tanka en 2007.

    Action

    Patrick Simon nous a fait découvrir le tanka, ancêtre du haïku et proche de la philosophie Shintô. Cette forme poétique née au 8e siècle avec l’écriture japonaise, servait au courrier officiel comme aux mots d’amour.

    Le tanka est un poème bref de cinq vers sans rime, de 31 sons : 5, 7, 5, 7, 7. Le rythme impair fait résonner les mouvements intérieurs de l’âme. Les trois premiers vers disent une vérité, une réalité perçue par les sens, et les deux derniers approfondissent le sujet, en disant un ressenti. Le tanka est un poème lyrique, impressionniste et universel.

    Écrire un tanka, c’est apprendre à se servir des résonnances et alitérations, c’est donner une couleur au poème. La poésie en tant que parole de vérité.

    Exemple tiré de l’Anthologie de tanka japonais modernes, p.111
    Editions du Tanka francophone

    mata kite-ne
    hajimete haha-ga
    iu yûbe
    botan no yûbe
    nige-kaeru kana

    “Reviens me voir”
    ma mère m’a dit un soir
    pour la première fois –
    je me sauve
    un soir de pivoine.

    Chikako Yonekawa, auteure japonaise contemporaine

    En reprenant les mots prononcés par sa mère losqu’elle la quitta, l’auteure se culpabilise de ne pas vivre avec elle pour la soulager. Les pivoines japonaises fleurissent en hiver, le froid accentue la tristesse et l’inquiétude de la mère âgée restée seule.

    Le haïku est différent du tanka en cela qu’il est plus court (trois vers : 5, 7, 5) et moins personnel.

    3 – LA DEGUSTATION

    Comme les grands esprits se rencontrent, salades de pois chiche, petits pois, tomates etc., délicieuses.

    QUELQUES POINTS

    Patrick nous a parlé du Tensaku poétique, initié par Bashô au 17e siècle. Un auteur qui le souhaite soumet au goupe de poètes un poème qu’il a écrit et dont il n’est pas tout à fait satisfait. Chacun va lui donner brièvement quelques impressions et suggestions pour qu’il arrive à le parfaire par lui-même. Ceci dans un but d’apprentissage coopératif. Nous avons évoqué cette possibilité pour une fin de première partie, dès que cela nous semblera adéquat.

    Même si nous avons regretté être peu nombreux à ce festin (concours de circonstances et Fêtes de Pâques), la dynamique a été enthousiaste.