Entretien avec Colette Gibelin

Entretien avec Colette Gibelin, poète du Var, sur le sacré et la création artistique.

Conçu et réalisé par Amaury Forgeot

Recueils de poèmes :

– Sinon chanter (Les Amis de la Poésie) 2002
– Ce n’est que vivre (La Bartavelle) 2002
– Le jour viendra, la nuit aussi (Encres Vives) 2006
– Un si long parcours (L’Harmattan) 2007
– Par delà toute la nuit (Telo Martius) 2009
– Dans le doute et la ferveur (Encres vives) 2012
– Sans fin sera la quête (Sac à mots) 2016
… et pleins d’autres…

Musique : Extrait du film « Le Facteur »

Publicité

Compte-rendu des Festins poétiques 9

Invité d’honneur : David Belmondo
Animatrice : Andréine Bel
Nombre de participants : 18

Cette 9e édition des Festins poétiques a invité David Belmondo, poète et homme de théâtre, amoureux et passeur de mots.

1 – LA RENCONTRE

Conventions de transcription :

– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– La partie lue par les participants apparaît en gras lorsqu’elle est extraite d’un poème plus long.

Nous avons élu 8 poèmes parmi les 15 lus à voix haute et les 24 contemplés.

*****
Étrange, quand le monde change
Et l’hiver c’est le temps,
Quand nous marchons dans l’obscurité
Et la solitude nous sépare de tout.

Personne n’est sage qui ne connaît la patience.
Tout a besoin de silence, a besoin de temps,
Besoin de confiance dans le calme du monde
Et la croissance de tout moment obscur.

Source :

Seltsam, wenn die Welt sich verwandelt
Und Winter sich über die Zeit stellt,
Wenn wir im Dunkel wandern
Und Einsamkeit uns von allem trennt.

Keiner ist weise, der nicht die Geduld kennt.
Alles braucht Stille, braucht Zeit,
Braucht Vertrauen in das Leise der Welt,
In das Wachstum jeder dunklen Zeit.

Monika Minder (trad. Bernard Bel)
Poème inspiré de „Im Nebel“ (Hermann Hesse)

****
Pour seul étendard
je veux ta main,
l’univers dans ton regard.

Catherine Mourmaux

***
Au midi vide qui dort
combien de fois elle passe,
sans laisser à la terrasse
le moindre soupçon d’un corps.

Mais si la nature la sent,
l’habitude de l’invisible
rend une clarté terrible
à son doux contour apparent.

Rainer Maria Rilke, La déesse

***
Chose curieuse
je vois un gotoku de pierre –
la rosée d’une glycine tombe goutte à goutte

Kikaku, haïjin disciple de Bashô

**

En toutes ces choses non écloses il ose
Ouvrir la dimension le volume de vie
Nous vivons du monde la surface la prose
Intensément pourtant règne la poésie

Richard Borneman

**
Les bateaux en bouteille
sentent encore la mer,
le vent et le soleil
dans leur étrave de bouchon

Gérard le Gouic

**
Parce que l’amour est tout ce qu’on espère
Où que l’on en soit de son long chemin de vie,
Unis à nous-même, mais cherchant « celle ou celui »
Rivage d’un oubli de soi, dans lequel on se perd.

À chaque pas posé, ce rêve semble plus proche.
Ni trop loin ni trop près, juste à notre portée.
Tombé à nos pieds parfois, mais il se décroche,
Habile à nous tromper dans la hâte d’aimer.

Oserait-on le suivre dans ses plus grands méandres,
Nouant le drame d’un Pelléas et Mélisande ?
Y aurait-il une issue autre que fatale
Ni bien, ni mal, juste simple, sans trop de dédales ?

Ici la chance nous sourira peut-être enfin.
Cachée sous nos claviers, elle calmera la faim
Où nous entraîne ce manque… vers un amour serein.

Linda Corbelli (acrostiche)

**

Une feuille rêvant au vallon de la main,
les lignes enlacées se jouant du chagrin.
Deux mains, un destin.
Deux feuilles, un jardin.

Françoise Sayour

* + * + *
Qu’est-ce qui frappe ?

Le soleil dans les eaux
le bois dans les oiseaux
Le chien dans le fusil
Le rouge dans la gorge
La langue au bout du chat.

Qu’est-ce qui frappe ?

La lune ombre le loup
La porte claque le vent
L’œil de beuf rend la vache
La crème tarte la victime
La sciure rance tout risque

Qu’est-ce qui frappe ?

L’impôt oh opposition
La cruche vide sa bedaine
L
e trou ronge le plein
L
e vide remplit les mains
La
haine coule dans les reins

Qu’est-ce qui frappe ?

Bernard Pedrotti

*
CLYTEMNESTRE

Vous ne démentez point une race funeste.
Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festin.

Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice
Que vos soins préparaient avec tant d’artifice.
Quoi l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain
N’a pas en le traçant arrêté votre main ?

Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?

Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
Voilà par quels témoins il fallait me prouver,
Cruel, que votre amour a voulu la sauver.

Oracle fatal ordonne qu’elle expire.
Un Oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?
Le Ciel, le juste ciel par le meurtre honoré
Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?

Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille.
Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix
Sa coupable moitié, dont il est trop épris.

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?
Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc,
Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?

Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie,
Cette Hélène, qui trouble et l’Europe, et l’Asie,
Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?
Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois ?

Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,
Thésée avait osé l’enlever à son père.
Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit,
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

Mais non, l’amour d’un frère, et son honneur blessé
Sont les moindres des soins, dont vous êtes pressé.
Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,
L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,
Cruel, c’est à ces Dieux que vous sacrifiez.

Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,
Vous voulez vous en faire un mérite barbare.
Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,
De votre propre sang vous courez le payer,
Et voulez par ce prix épouvanter l’audace
De quiconque vous peut disputer votre place.
Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle ?
Déchirera son sein ? Et d’un œil curieux
Dans son cœur palpitant consultera les Dieux ?

Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai, seule, et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs, dont sous ses pas on les avait semés !

Non, je ne l’aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
Ni crainte, ni respect ne m’en peut détacher.
De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.

Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois
Obéissez encor pour la dernière fois.

Racine, Iphigénie

*
Le temps m’a pris d’écrire
Agrippé aux chevilles
Dans la spirale vertigineuse du présent.

Bernard Bel

*
[…]

Mon ombre enfin sort des limites
Mon ombre enfin sort de son gîte
Et va où son désir l’invite.

Mon ombre se confond avec la nuit
Avec le charbon et la suie
Et fume parce que je vis.

Mon ombre envahit la moitié du monde
Et flotte avec les vents et les ondes
Avec les fleuves et la mer gronde.

[…]

Robert Desnos, Domaine public

*
Dimanche lourd couvercle sur le bouillonnement du sang.

Christian Tzara (1925-1942, période Dada)

*
Le soleil, sur le sable, ô lutteuse endormie,
En l’or de tes cheveux chauffe un bain langoureux
Et, consumant l’encens sur ta joue ennemie,
Il mêle avec les pleurs un breuvage amoureux.

De ce blanc flamboiement l’immuable accalmie
T’a fait dire, attristée, ô mes baisers peureux
« Nous ne serons jamais une seule momie
Sous l’antique désert et les palmiers heureux ! »

Mais la chevelure est une rivière tiède,
Où noyer sans frissons l’âme qui nous obsède
Et trouver ce Néant que tu ne connais pas.

Je goûterai le fard pleuré par tes paupières,
Pour voir s’il sait donner au cœur que tu frappas
L’insensibilité de l’azur et des pierres.

Mallarmé, Tristesse d’été

*
(Source) In atemloser Spannung und der sicheren Absicht
Den besten Moment der Szene zu erwischen
Mit der Ruhe sich der Weihe zu ergießen.
Im Rausch eine Biene den Pollen abschöpft.
Eine Wolke von Blütenstaub, gezuckert und violett
Umgibt die meisterliche Schauspielerin meines Traumes.
Mein kreatives Auge bewegt sich in anderen Planeten
Und bestätigt mir das vergangene Paradies von Eva.

Avec le souffle coupé et la ferme intention
de saisir la meilleure séquence de la scène
La patience aboutit à la consécration.
Dans l’ivresse d’une abeille écrémant le pollen
un nuage de pollen sucré et violet
entoure la magistrale actrice de mon rêve.
Mon œil créatif se déplace sur d’autres planètes
Et
me confirme le paradis perdu d’Eve.

Ines Thodes-Sonntag (auteur et traductrice)

2 – LE PARTAGE

David Belmondo nous a emmenés vers la poésie du quotidien, celle où se niche la métaphysique de l’existence, ses révoltes et questionnements. Il nous a lu des poèmes de Richard Borneman et Simon Ferandou, puis les siens. Le verbe était haut, les sonorités rythmées en swing ou punching ball, rap et jazz jamais loin, derrière la ligne d’horizon.

Le son intégral de son intervention :

3 – LA DEGUSTATION

 

Des vins de toutes les couleurs, salades et tapenades exquises, tarte de pommes et cake…

QUELQUES POINTS

– Lors de notre tour de présentation, nous avons réalisé qu’il y avait autour de la table : une éducatrice/conteuse/organisatrice/lectrice, une conceptrice de fête culturelle grande lectrice, une photographe-sculptrice/peintre/écrivaine, une plasticienne/musicienne qui réintroduit l’écriture dans son travail, un musicologue expérimental qui passe son temps à traduire une langue qu’il ne sait pas parler, une conteuse marionnettiste qui écrit pour parler, un prof de français qui défend la poésie contre vents et marées, sciences et religions, un lecteur passionné de poésie en quête d’ouverture et qui fabrique du vin ce qui ne gache rien, un conteur/performeur de spectacle vivant qui met le couvert dans les centres de vacances pour gagner sa vie, un habitant d’enclave africaine varoise amoureux de la poésie du quotidien qui redonne vie aux mots/théâtreux depuis presque toujours en pleine folie maritime culturelle, une organisatrice événementielle/blogueuse littéraire/amatrice de poésie, une gérante de cinéma privé amoureuse de littérature, poésie, chant et musique, une danseuse qui dansait pour ne pas avoir à parler mais s’y est mis enfin, une voyageuse écrivaine/écrivaine voyageuse de carnets intimes, puis sont arrivés deux théâtreux artisans de spectacles qui allient verbe et musique, textes et rythmes, et enfin deux amies qui se sont faites petites souris mais sont grandes lectrices et écrivaines en herbe.

– Un poème court, cela demande du souffle quand il est long…

– Il est d’usage pendant les festins poétiques de ne mettre sur la table que des poèmes courts, dits en un souffle ou deux. Lorsqu’ un poème long a été apporté, le premier lecteur qui le lit a pour consigne de cocher le passage qui lui semble être un poème à lui seul. Les autres lecteurs le découvrent et éventuellement ne recopient que cet extrait. Mais pour le poème de Bernard Pedrotti, chacune des trois strophes a séduit un lecteur et a été recopiée et lue à voix haute une fois. Le poème a donc remporté 1/3* + 1/3* + 1/3* = 1 * , puisque le poème n’a été lu qu’une fois en entier.

– La première partie des festins a adopté la forme générale du kukaï japonais (kukaï veut dire « rencontre poétique »). Lors de ce festin 9, c’est la première fois que les trois phases caractéristiques d’un kukaï s’équilibrent :
la contemplation des poèmes avec la lecture à voix basse
la lecture à voix haute des poèmes sélectionnés
et l’appréciation à plusieurs des poèmes élus (dire ce qui nous a plu, touché ou ce que l’on a compris au niveau de la forme comme du fond du poème choisi).

– Le festin 10 se déroulera le 19/5/18 autour du tanka japonais, grâce à Patrick Simon, spécialiste de poésie japonaise.
Le lendemain, nous (Martine Gonfalone Modigliani, Patrick Simon et moi-même) conduirons un kukai à la fête du livre de Gonfaron, le 20/5/18 de 10h30 à 12h, à la Maison du territoire. Nous vous y attendons nombreux !

Andréine Bel

Festin poétique 10, en mai 2018

L’Espace René Nonjon, Rue Grande, Les Mayons (83340) vous invite aux :

Festins poétiques 9, le samedi 19 mai 2018.

L’invité d’honneur est Patrick Simon (voir sa biographie).

De 18h à 22h, à la Bibliothèque Espace René Nonjon (rue Grande)

Le festin poétique se déroulera en trois parties :

– 18h-19h :
La rencontre : chacun apporte un poème écrit par lui-même et un poème d’un auteur qu’il apprécie, sur deux feuilles différentes et sans en indiquer l’auteur.

– 19h-20h :
Le tanka-prose, ou juxtaposition de prose et de poésie brève de forme tanka, existe au Japon depuis le 8e siècle. Patrick Simon fera un bref historique avec des exemples anciens et contemporains traduits en français. Puis il nous proposera un atelier d’écriture de récit sur un thème de notre choix qui utilisera cette forme littéraire.

– 20h-21h :
Le festin des nourritures terrestres que chacun aura amenées : tartes salées, sucrées, fruits, fromages, œufs, plats divers…

➡ Une rencontre de création de poésie courte (kukaï) sera animée par Patrick Simon, Martine Gonfalone-Modigliani et Andréine Bel le matin du 20 mai à 10h30 dans le cadre de la Fête du Livre à Gonfaron. Voir https://www.fetedulivredegonfaron.fr/programme-2018

Festin poétique 9, en avril 2018

David Belmondo et Christophe Dal Sasso

L’Espace René Nonjon, Rue Grande, Les Mayons (83340) vous invite aux :

Festins poétiques 9, le samedi 21 avril 2018.

L’invité d’honneur est David Belmondo (voir sa biographie).

De 18h à 22h, à la Bibliothèque Espace René Nonjon (rue Grande)

Le festin poétique se déroulera en trois parties :

– 18h-19h :
La rencontre : chacun apporte un poème écrit par lui-même et un poème d’un auteur qu’il apprécie, sur deux feuilles différentes et sans en indiquer l’auteur.

– 19h-20h :
Le partage avec David Belmondo qui lira des poèmes de sa création.

– 20h-21h :
Le festin des nourritures terrestres que chacun aura amenées : tartes salées, sucrées, fruits, fromages, œufs, vins, plats divers…

David Belmondo

Né dans une famille de musiciens en 1971, comédien et metteur en scène depuis 1989, il joue les grands classiques, en France et à l’étranger, participe à des formes de théâtre de rue de très grand format avec la Compagnie Oposito notamment et met en scène les grands auteurs de théâtre : Marivaux, Ionesco, Sartre, Ghelderode, Jarry…

La mise en œuvre d’événements populaires de sens (festivals, rencontres artistiques, événements commémoratifs…) ou de formes théâtralisées pour les Villes d’Arts et d’Histoire, la mise en espace de formes musicales ou poétiques, lui font embrasser un très large spectre d’actions dans l’ensemble des pratiques du spectacle vivant.

David BELMONDO s’intéresse également à la pédagogie théâtrale et s’interroge sur les méthodes de passation des savoirs. Il développe avec des publics considérés comme atypiques des moyens d’aborder le spectacle vivant dans des cadres ludiques et structurants : populations en ré-insertions, autistes, psychotiques, quartiers populaires… le théâtre est pour tous et il tente d’en offrir ses richesses à chacun. Il est par ailleurs formateur pour de nombreuses structures institutionnelles et associatives : éducation nationale, universités, centre culturels, compagnies de théâtre…

Sa passion des mots l’emmène naturellement vers la lecture publique et il intègre le réseau des Bibliothèques de la Ville de Montreuil sous Bois en 2009. Il y mène notamment, dans les quartiers sensibles de la Ville, de nombreuses actions autour de l’écrit et de la lecture : du témoignage à la poésie, en passant par l’élaboration d’objets (livrets, calligrammes…) ou de prestations scéniques (petites formes, slam…).

Il devient en 2012 Directeur de la Médiathèque du Cannet des Maures et y met en œuvre un projet de service innovant autour des bibliothèques 3e lieu tout en assurant la direction culturelle de la Ville et la programmation du Festival du Chien Rouge.

Il crée en 2015 avec deux poètes (Richard BORNEMAN et Simon FERANDOU) « L’Étincelle », revue poétique trimestrielle aujourd’hui éditée par les éditions des Presses du Midi.

Depuis 2005, il dirige artistiquement et en parallèle de ses activités La Compagnie BAROK, organisatrice d’événements culturels et créatrice de concepts culturels.

Il continue à ce jour de mener au fil des rencontres et des projets, de nombreuses actions dans les domaines du théâtre, de la musique de l’écrit et de la pédagogie.

Exposition Scherzo, Molto Commodo

Textes poétiques de Sophie Quignard
& Œuvres plastiques de Nicole Postaï

Les Festins poétiques, 17 février 2018
(Voir compte-rendu)

Pars à la recherche
Des pierres sèches qui parlent
Hantent la campagne
Les murs et les replis d’une
Vieille chemise percée

Notre travail :

Les univers nourrissent le style ; ils sont matières goûts histoires intentions désirs
Ils sont multiples, et mouvants, avec une pointe de tension qui les relient à d’autres et forment parfois une trame une pente une influence

Le style est dénotation, il est marque pliure repli béance

La collaboration à partir de poèmes et de textes permet de proposer une lecture personnelle, de questionner les fonds et les inclinaisons de part de d’autre des œuvres.

Notre travail s’inscrit dans cette dynamique de lectures et de relectures, d’explicitations et d’impressions, au plus près du sens des mots et de la cohérence des enchaînements, au plus près des sens qui perçoivent et reçoivent, organisent l’échange et la rencontre.

Nous avons choisi de présenter nos questions et nos solutions sous une forme la plus interactive possible. La mise en espace des mots particulièrement nous intéresse, en lien serré ou distant avec la réalisation plastique, avec le poème dans son entier. Il y a de la place aussi pour le curieux, la passante, d’autres lecteurs, d’autres sensibilités avec une toile d’expression, une écoute, ces expériences qui prolongent, longe l’intérêt jusqu’à la création.

Nous nous adapterons aux contraintes de l’espace qui nous accueillera ; nous pouvons aussi intervenir auprès du public pour expliquer notre démarche (notamment scolaire).

Sophie & Nicole

 

Là-bas le végétal
veille
le sorcier vaticine
les femmes
courent derrière leur voix

là-bas le tam-tam
lancine
la chaleur moite
désature l’air des songes

 

 

Nous solifluons, éboulis lents,
Après tout (ce temps) je t’aime encore
Soumises aux aléas de nos pentes,
Sols superficiels et sous-sols, à la mécanique
De nos interactions depuis le temps-
L’ambivalence de notre amour
Grand par les années orchestrée, gonflements et retraits
De nos jours créent ces loupes séparées
Dont s’échappent en quantité sang,
Désir, soin, et, orpheline comme une orchidée
Ultra spécialisée, la bonté,
Mais les fissures qui couturent
N’arrivent pas à masquer le doute : la volonté vers quoi
Nous pousse
Ou les circonstances qui l’ont libérée

 

 

Festin poétique 7, en février 2018


L’Espace René Nonjon, Rue Grande, Les Mayons (83340) vous invite aux Festins poétiques 7, le samedi 17 février 2018 de 18h00 à 21h00.

Les invitées d’honneur seront Sophie Quignard et Nicole Postaï. Elles présenteront des textes poétiques en association avec des œuvres plastiques.

Nous avons choisi de présenter nos questions et nos solutions sous une forme la plus interactive possible. La mise en espace des mots particulièrement nous intéresse, en lien serré ou distant avec la réalisation plastique, avec le poème dans son entier. Il y a de la place aussi pour le curieux, la passante, d’autres lecteurs, d’autres sensibilités avec une toile d’expression, une écoute, ces expériences qui prolongent, longe l’intérêt jusqu’à la création.

Voir la présentation et le compte-rendu de cette intervention

Sophie Quignard est enseignante et vit aux Mayons. Elle s’intéresse, outre à la langue française, aux modes d’expression dans les cultures humaines.

Nicole Postaï est assistante de vie scolaire et artiste polyvalente : formée aux Beaux-Arts, elle a été collaboratrice paysagiste, céramiste. Elle vit également aux Mayons.

Contacts : sofiequi@hotmail.com et nicolepostai@live.fr

Brigitte Broc

BrigitteBroc

➡ Site web

Brigitte Broc naît et grandit en Gironde. Elle vit depuis 1998 dans l’arrière-pays grassois.

De son enfance passée à proximité de l’océan, elle a gardé un goût marqué pour l’horizon, les grands espaces : « Le grand large des mots l’appelle… »

Elle a travaillé dans la traduction, l’enseignement, la communication et l’audiovisuel et se consacre désormais à l’écriture.

Elle aime aller à la rencontre des autres, pour échanger : par le biais d’ateliers d’écriture, par le dialogue, dans des livres d’artistes et des expositions, avec plasticiens, photographes, calligraphes ou bien avec des musiciens, des danseurs et d’autres poètes pour des « récitals » car elle trouve essentielle l’oralité de la poésie.

Ses thèmes de prédilection sont la nature, les lieux, les paysages intérieurs, les origines, le rapport de l’homme au monde, le féminin sacré.

Bibliographie

Le Jardin Andalou
Editions Encres Vives – Poésie

L’Enfant des Marées
Editions Associatives Clapas – Poésie

En attente d’aube
Editions Le Nouvel Athanor

La demeure du peuplier
Editions l’Harmattan

À tire-d’elle
Livre d’artiste avec calligraphies de Pierre Brabant
Editions Réciproques

Chants des dunes
Livre d’artiste avec dessins à l’encre de chine et pastels à la cire de Gilles Bourgeade
Editions du Petit Véhicule

L’haleine tiède des vergers
Livre d’artiste avec peintures de Nathalie de Lauradour
Editions du Petit Véhicule

Présence Minérale
Livre d’artiste avec eaux fortes de Guy Pontier

Dit de l’arbre
Livre d’artiste avec monotypes de Nathalie de Lauradour

Bienveillance des sources
Livre d’artiste avec gravures d’Henri Baviera

Ferveur du matin
Livre d’artiste avec peintures de Françoise Rohmer

L’infini visage
Livre d’artiste avec monotypes de Joyard

Bribes d’été
La robe rouge
Rien que la mer
Mue de la parole
Ce peu de neige
La gloire secrète
Autres soleils
Livres d’artiste avec Youl

Collectifs Poésie :
Les Cahiers du Sens, Flammes Vives, Les Citadelles, Menu Fretin, La Voix des Autres, Le Voleur de Feu, L’Année Poétique 2007 ( Anthologie Seghers ), Anthologie Sable, L’Arbre,  Francopolis et Les Carnets d’Eucharis (revues en ligne), Anthologie ‘’Visages de Poésie’’- Rafaël de Surtis Editions, Anthologie poétique Francopolis 2008-2009- Clapas Editions, Anthologie ‘’Outremer, Outre-mer’’ 2009-2010, Le Chevre-feuille étoilé, Souffles, Vocatif (m’a consacré son numéro spécial de mars 2015).

CD audio :
« Mon désir est devenu jardin », poèmes de Brigitte Broc et musique d’Emeline Chatelin.
Editions Parole
« Résonances », poèmes de Brigitte Broc et musique de Cyril Cianciolo.

 

3000 femmes poètes du Maharashtra

(Voir le compte-rendu du Festin poétique n°5)

La superficie du Maharashtra est environ la moitié de celle de la France, et sa population le double. L’ouest montagneux est fortement arrosé par la mousson tandis que le centre est bien plus aride. Une particularité de cet État de l’Inde est son homogénéité linguistique. Le marathi est la langue commune à toute la population rurale, ce qui a permis au projet “Grindmill songs” de couvrir une vaste étendue.

La pratique de la mouture manuelle du grain a aujourd’hui quasiment disparu en raison de la mécanisation. Pendant une trentaine d’années, jusqu’en 2004, un groupe d’animateurs sociaux ont collecté auprès de 3310 femmes les textes de presque 110 000 « chants de la mouture » dans 1124 villages.

S’agit-il de chants ou de poèmes ? J’utilise les deux mots, tout en sachant que les femmes les désignent par le terme « ovī  » qui sera explicité plus loin.

Parmi les 110 000 chants/poèmes, 4600 ont été enregistrés et plus de 40 000 traduits en anglais ou en français.

Les acteurs du projet

Le Collectif des Pauvres de la Montagne (GDS) a été fondé dans les années 1970 à l’ouest du Maharashtra. C’est un groupe informel de citoyens assurant collectivement la responsabilité du développement de leur village. GDS a été longtemps porté par VCDA, une ONG dirigée par Hema Rairkar et Guy Poitevin.

Le projet “Grindmill songs” a bénéficié de soutiens de l’UNESCO et de la Fondation Leopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH).

Quand j’ai rejoint l’équipe en 1995, la base de données de chants de la mouture était constituée de dizaines de milliers de fiches soigneusement répertoriées. La saisie informatique avait commencé. Nous faisions face à de sérieuses difficultés de transcription de données orales et de codage en alphabet Devanagari. J’ai restructuré les textes et les descriptions dans une base de données relationnelle et nous avons recueilli une centaine d’heures d’enregistrements sonores sur support numérique (cassettes DAT, voir la liste).

La collection des textes a été complétée par un travail approfondi d’analyse et de classification. Rajani Khaladkar gérait la base de données avec Hema Rairkar. Asha Ogale en est la traductrice attitrée. (Voir la présentation de l’équipe.)

Guy Poitevin a beaucoup contribué au travail théorique. Depuis un an, le projet bénéficie du soutien logistique et financier de People’s Archive of Rural India (PARI). Je suis chargé de la partie technique : l’édition des nouvelles traductions et la mise en ligne du corpus (voir site).

Un peu de terrain…

Nous allons nous rendre dans le village de Bhambarde, au canton de Mulshi à l’ouest du Maharashtra, en octobre 1995. Voir les 3 premières minutes de cette vidéo :

Quelle est la langue des chanteuses ? Il n’y a aucune honte à n’y rien comprendre, car même un auditeur indien aurait de la difficulté à suivre ! Il s’agit en fait d’une variante rurale du marathi que les femmes (pour la plupart illettrées à cette époque) ont cultivée comme une langue codée…

Voici la traduction des trois chants/poèmes entendus au début de la vidéo :

Une interprétation possible est la suivante :

  1. La jeune femme se désigne elle-même comme une « gardienne de vaches ». Elle est épuisée de travail chez sa belle-famille.
  2. La tendresse de la mère est comparée à la verdure de la forêt.
  3. Mon frère va devenir « quelqu’un ». Il reviendra avec de beaux habits et je le reconnaîtrai de loin.

Les thèmes sont intéressants mais la saveur poétique est loin d’être restituée par ces traductions. (Protestations dans la salle : « On peut faire mieux ! ») Ces traductions en langues européennes sont toutefois indispensables pour accéder au détail du texte d’origine, que je vais tenter de présenter dans quelques exemples.

Le vocabulaire et les thèmes

Je me suis livré à une analyse lexicométrique sur les 110 000 textes en marathi pour mettre en exergue les mots les plus utilisés, puis j’ai classé les 3623 thèmes de leur classification par leur fréquence d’apparition dans les chants. Voici le tableau qui en est résulté :

On trouve 83000 mots différents dans l’analyse lexicométrique. En tenant compte des synonymes le lexique doit approcher les 40000 mots. Ce qui suggère que les poèmes ont recours à un vocabulaire très riche. Il ne s’agit pas de simples « chants de travail ». (Il en existe par ailleurs.)

Une des expressions les plus entendues est : “Sāṅgatē bāī tulā!”, « Je te dis, femme ! » L’anonymat de cette formule énonciatrice — aucun chant n’est jamais attribué à qui que ce soit — ne rend que plus personnelle l’énonciation, car elle est celle d’un soi collectif de femmes : ce Je est riche de la personnalité de toutes.

Si l’on entend 4257 chants consacrés au travail, seulement 167 mentionnent sa pénibilité.

Les liens familiaux

Ils tiennent une place centrale dans le corpus des chants de la mouture. Ce n’est guère surprenant car, en Inde comme dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les rapports interindividuels sont codifiés selon le modèle des liens familiaux. « Mon frère », « ma fille », « ma tante »… sont couramment utilisés quand on s’adresse à une personne extérieure à la famille.

Le premier poème exprime la tendresse envers le jeune frère. Remarquer le mot pāīsīkala qui signifie « bicyclette », une transcription phonétique de bicycle en anglais…

La relation familiale devient parfois problématique, et cette complexité est exposée dans de nombreux chants. Une situation typique est celle de « la fille de mon frère va épouser mon fils ». Le souci de la chanteuse n’est pas celui de la consanguinité mais l’ambiguïté du statut de cette jeune femme qui sera à la fois sa nièce (objet de tendresse) et sa belle-fille (objet de soumission).

Dans le poème suivant la chanteuse précise : « Nous allons toutes deux demander un sari et un corsage. » Une manière, peut-être, de se rallier à une identité féminine dépassant tout clivage…

La cosmologie et les saisons

En Inde rurale, les saisons et la configuration du ciel nocturne tiennent une place importante. Nous allons la découvrir dans un poème.

La maison lunaire Rohini, apparaissant avant Mriga, est annonciatrice de pluies avant la mousson. Rohini est associée à la sœur, en général mariée plus tôt que son frère Mriga. Elle aura donc un enfant avant lui.

Le poème dit en substance :

La pluie tombe avant Mriga, de Rohini
Berceau en mouvement avant le frère, de la sœur

On peut admirer les correspondances sonores entre la première et la deuxième ligne du distique. Plutôt que de dire « la sœur a un bébé » elle dit « berceau en mouvement » parce que pāḷaṇā hālatō rime parfaitement avec pāūsa paḍatō qui signifie « il pleut »

Ces textes font penser à des pierres précieuses sculptées par les remous du fleuve de leur transmission. On ne s’étonne pas de retrouver les mêmes mots (jamais écrits) à des centaines de kilomètres de distance, voire une dizaine d’années d’intervalle. Ni qu’une femme se souvienne de ceux qu’elle nous a confiés à la visite précédente…

Toutefois, le chant ne reproduit pas exactement le texte qui a été dicté par les femmes. Il met en œuvre d’autres procédés poétiques que je présenterai plus loin. Écoutons l’enregistrement de Sakhale Jai :

S’agit-il de chants composés ou improvisés ?

La réponse ne pas être catégorique. La plupart des textes sont transmis avec précision depuis des décennies, comme on peut le constater en les collectant dans des lieux éloignés. Mais il arrive aussi, bien que ce soit difficile à distinguer, que la chanteuse improvise ou modifie un poème au vu des circonstances. Pendant une séance d’enregistrement avec une linguiste française prénommée « Geneviève », les chanteuses l’ont saluée en associant son nom à celui de la poétesse Janabai :

Paṅḍharpur

Le pèlerinage de Paṅḍharpur occupe une position centrale dans la vie des paysannes du Maharashtra. C’est probablement à l’occasion de ces pèlerinages populaires que les chants ont migré d’une région à l’autre.

Au cœur de la ville figure le temple de Viṭhṭhal (version marathi de Vithoba, un autre nom de Krishna) auquel les intouchables ont obtenu l’autorisation d’accéder à la suite du jeûne de Sane Guruji, un disciple de Gandhi.

C’est ici que les femmes poètes célèbrent la mémoire de Janabai, une femme de basse caste employée comme servante du poète Namdev (au 13e siècle). Promue et émancipée par son talent artistique, elle est devenue une des femmes poètes les plus célèbres de l’Inde. Un temple lui est consacré, décoré de fresques murales. Les images et les poèmes chantés racontent que Viṭhṭhal, ébloui par sa grâce, venait partager son travail de mouture du grain et allait jusqu’à lui donner un bain.

Janabai est donc une femme du peuple qui a séduit le dieu séducteur ! Au point qu’elle a conquis la précédence sur son épouse Rukhmini :

Au commencement

Les femmes chantaient pendant la mouture du grain, avant le lever du soleil, tandis que les hommes dormaient encore. Il n’est pas surprenant que les visiteurs de villages du Maharashtra (et probablement d’autres États de l’Inde) n’aient pas eu connaissance de cette tradition de création et de transmission poétique. C’était le cas de citadins comme Hema Rairkar et Guy Poitevin, bien qu’ils fussent engagés depuis des décennies dans un travail de « conscientisation » d’animateurs sociaux issus de ces mêmes villages.

Hema m’a confié que tout a changé un jour où, pendant une réunion de femmes, quelqu’un a lancé la question : « Quel est le sens de l’existence ? » C’est alors que les femmes ont pris la parole en récitant des textes qui, de leur point de vue, répondaient à cette question. Hema et les animatrices ont pris note de ces textes et fièrement ramené à la maison une dizaine de « chants ». La fois suivante elles ont eu la surprise d’en collecter une centaine, et surtout découvert que toutes les animatrices de GDS en connaissaient… C’est ainsi que le projet a commencé pour aboutir à presque 110 000 poèmes à ce jour !

À la question du sens de l’existence, les femmes poètes répondaient en décrivant comment elles se voyaient après leur mort. On est très loin de l’imaginaire des Hindous de haute caste précoccupés par les conditions de leur réincarnation et le nécessaire détachement des biens terrestres. Les poèmes montrent au contraire que le sens de leur existence est inscrit dans les liens qu’elles entretiennent avec leur entourage, symbolisés dramatiquement par l’image du frère.

Le premier chant :

Autrement dit, pour ces femmes l’existence (et l’identité) se confondent avec la toile des relations personnelles.

Dimension sociale

L’Inde rurale est une société dans laquelle les rôles masculins et féminins sont fortement déterminés. La femme qui chante fait très souvent allusion à sa condition subalterne, son statut de servante dans la maison de la belle-famille avec qui elle peut s’exposer à de graves conflits, à commencer par les querelles entre époux :

Le thème de la rivalité entre la femme âgée et une plus jeune qui entre dans la maison est abordé avec profondeur. Par exemple, un poème évoque la dignité d’une femme mûre — désignée comme une « feuille sèche » — qui oppose le rythme de sa marche à celui de la « feuille verte »…

Dimension politique

Les chants de la mouture sont les points d’entrée d’une réflexion collective des femmes sur leur condition subalterne. Les animatrices de GDS les ont donc intégrés à leur action militante. On les voit ici en train de chanter en reproduisant les gestes de la mouture dans une pièce de théâtre devant un arrêt de bus.

En se libérant du fatalisme — la croyance que toute destinée serait tracée à l’encre indélébile — les opprimés « entrent en politique »… Pour cela, il faut agir en groupe. Cette démarche coopérative d’émancipation, promue par le Collectif des Pauvres de la Montagne, n’est ni gandhienne ni marxiste. C’était celle du leader charismatique Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956), issu de la communauté intouchable des Mahar et promu par de généreux donateurs qui lui ont ouvert l’accès à une formation académique de haut niveau. Il a obtenu un doctorat d’économie à la Columbia University aux États-Unis. Il a ensuite rejoint la London School of Economics pour devenir avocat.

Nommé ministre de la Justice au moment de l’indépendance de l’Inde, Bhīm Ambedkar portait, selon les mots de chanteuses Mahar, « des souliers rouges et des chaussettes ». À la pochette de son veston, un « stylo en or ». Il s’en est servi pour rédiger la Constitution de l’Inde mais il a aussi utilisé « un fusil en or avec une gâchette d’argent » pour « tuer Gandhi dans un éclat de rire »… Ambedkar et Gandhi avaient en effet des visions radicalement opposées de ce que serait la libération des intouchables en Inde. Exposé dans sa jeunesse aux stigmates de l’intouchabilité, Ambedkar luttait pour l’abolition du système de castes. Gandhi, par contre, issu d’une haute caste et soucieux de l’appui de Brahmanes progressistes dans son combat pour l’indépendance, voulait préserver le système des castes tout en délégitimisant l’intouchabilité, ce qui se limitait pour lui à permettre l’accès aux lieux de culte de toute personne quelle que soit son origine.

Les femmes Mahar chantent Ambedkar en construisant leur propre mémoire — celle de la communauté des dalit (« opprimés ») néobouddhistes — à travers une réappropriation, une sublimation, parfois jusqu’à la falsification de faits historiques marquants.

Lire à ce sujet le dernier ouvrage de Guy Poitevin :
Ambedkar ! Des intouchables chantent leur libérateur (Karthala, 2009)

Ramābāī, la première épouse d’Ambedkar, issue comme lui de la communauté Mahar, est un personnage emblématique de cette célébration. C’est elle qui lui a donné l’inspiration et la force de vaincre ses ennemis.

Une apparition de Ramābāī — femme de basse caste, elle se tient debout aux côtés de Bhīm (Ambedkar) — exerce un effet magnétique sur les spectatrices. Vite, préparer des galettes sucrées !

La charge émotionnelle de cet événement est rendue par la forme intonative du poème. Voir par exemple la complexité des mélismes de la dernière ligne :

Ramābāī protège Ambedkar, par ses propres moyens, contre les forces conservatrices qui n’ont cessé de faire obstacle à ses propositions. Le combat de l’eau contre le feu…

L’image d’Ambedkar arrivant à Delhi au volant d’un « char de guerre » est une affirmation forte de son pouvoir et de sa légitimité. La preuve : son véhicule était décoré de miroirs !

Ambedkar était, à l’inverse de Gandhi, le défenseur d’une laïcité à l’occidentale. Mais il est célébré comme un demi-dieu dans les grandes étapes d’une vie publique qui s’est paradoxalement achevée par sa conversion au bouddhisme. Il avait déclaré que les hors-castes devraient s’affranchir de l’hindouisme pour mettre fin à leur stigmatisation sociale. Toutefois, il avait pris conscience du désarroi que pourrait causer le renoncement à la religiosité qui imprègne les actes de la vie quotidienne en Inde. Certains poèmes chantés déplorent que Bhīmrāyā ait demandé aux femmes Mahar de ne plus se rendre à Paṅḍharpur…

Pour cette raison, Ambedkar s’est mis en quête pour sa communauté d’une nouvelle appartenance religieuse qui lui redonnerait le goût de la transcendance. Après une longue réflexion, il l’a trouvée dans le bouddhisme qui, dans sa version d’origine, réfutait strictement la notion de caste. Les Mahar sont ainsi appelés « néobouddhistes ».

Dans l’imaginaire des chanteuses, Bhīm est pour l’éternité l’allié du Bouddha (Gautama) comme le font apparaître des images de calendriers néobouddhistes.

Ramabai, la première épouse d’Ambedkar, est morte en 1935. Il s’est remarié en 1948 avec une Brahmane, Dr. Sharada Kabir (rebaptisée Savita) qui était son médecin traitant. Cet épisode a été entièrement réécrit au goût des paysannes de la communauté Mahar. Elles racontent qu’il a « pris une co-épouse » sous l’influence malicieuse de cette Bāmaṇ. Elles iront jusqu’à accuser Savita d’avoir empoisonné son mari, décédé peu après leur conversion au bouddhisme en 1956. Savita Ambedkar a vécu jusqu’à l’âge de 93 ans en 2003.

Dans la représentation des chants et images construisant la légende d’Ambedkar, il est décrit en route vers la demeure de Bouddha, aux côtés de Ramabai, sur un charriot en or poussé par Ghaje Maharaj, un réformateur social du 20e siècle. Le Roi d’Amérique en personne est venu honorer sa mémoire, avec un geste qui évoque celui d’une mère dont l’enfant vient de mourir.

La mélodie

Si les poèmes des paysannes du Maharashtra sont des chants, comment caractériser leurs mélodies ? J’aborde ce sujet avec un exemple singulier, car il s’agit d’un chant interprété par le seul homme que nous ayons eu le loisir d’enregistrer. Dighe Baban, célibataire avec une grande chevelure, mout le grain et chante avec les femmes de sa famille. Son récit est le début de l’histoire tragique de la reine Changuna, son époux Shriyal et leur fils Chilaya.

Écoutons plutôt la mélodie :

Nous avons soumis des extraits d’enregistrements de chants de la mouture à S.P. Singh, un musicien originaire du Punjab qui vivait à Delhi. Spécialiste de l’accompagnement du chant classique et folklorique, il avait pour consigne de reproduire précisément les airs sur son instrument (le sarangi).

Cette mélodie interprétée par Dighe Baban est une des plus répandues au Maharashtra sous de multiples formes. Voici l’interprétation de S.P. Singh (tune #13) :

Il est important de noter que M. Singh ne comprenait pas du tout les paroles. À l’époque nous n’en avions aucune traduction. Nous étions intéressés uniquement par la dimension mélodique.

La première réaction de S.P. Singh a été : « Ces femmes ne savent pas chanter ! » Il est vrai qu’elles chantent « faux » selon les critères d’un musicien classique… Au terme d’une écoute plus attentive, M. Singh nous informait que cet air était à son avis celui d’un chant populaire, ou encore d’une musique de film. Il existe en Inde une forte perméabilité entre le folklore et la musique de film, puisque les musiciens battent la campagne pour récolter le répertoire traditionnel, souvent même se l’approprier.

Une centaine d’airs ont été répertoriés et documentés par Véronique Bacci dans le cadre de son mémoire de DEA à l’Université de Provence en 1998. On peut en écouter des exemples dans la colonne Tunes sur la page des enregistrements.

Voici quelques notations (tunes #33, #34, #35) :

Il y aurait beaucoup de remarques à faire sur les différences entre les interprétations du chanteur et celles du joueur de sarangi. L’une des plus évidentes dans ce corpus est la confusion apparente entre les modes majeur et mineur. En musicologie classique indienne on utiliserait d’autres termes qui veulent dire la même chose. Dans le chant de Dighe Baban, on entend un glissement entre si bécarre et si bémol, ce qui, pour une oreille occidentale, reviendrait à tergiverser entre majeur et mineur.

Parfois le rendu au sarangi est quasiment impossible. C’est à mon avis le cas ici (tune #56) :

Dans un autre chant interprété par des femmes de Tadakalas (notamment la célèbre Gangubai), S.P. Singh a affirmé reconnaître la musique d’un film qu’il a reproduite à sa manière. Écoutons la différence (tune #59) :

Je voyais S.P. Singh prendre des notes pendant qu’il écoutait les enregistrements. J’ai cru qu’il transcrivait les mélodies mais il m’a répondu qu’il écrivait les paroles… alors qu’il n’en comprenait pas un mot ! Ce paradoxe m’a incité à me questionner sur la nature de ce que les femmes nous donnent à entendre. Nous avons souligné la place centrale du texte. Elles n’ont pas la moindre idée de ce que nous appelons un « air » — a tune. Si on leur demande un autre chant sur le même air, elles ne savent pas répondre. Si on leur demande d’interpréter le même texte sur un autre air, elles ne comprennent pas ce qui leur est demandé.

“These women don‘t know how to sing!” disait M. Singh. Après tout, il avait raison, car elle ne chantent pas vraiment… Il ne s’agit pas de chant mais plutôt de « parole poétique ». Techniquement, on ne devrait pas la décrire en termes de mélodie et de tonalité, mais plutôt de prosodie et de structure intonative (intonation pattern). La différence est dans la notion d’intervalle musical qui existe dans toutes les formes de mélodie, alors que la prosodie de la parole est faite de formes, de patterns d’intonation. Prononcer une phrase avec de vrais intervalles musicaux produit souvent un effet comique…

Prosodie et mélodie se croisent souvent sur le terrain de la création. Tout le monde se souvient de Jacques Brel déclarant avec modestie qu’il ne faisait que de la chansonnette et pas de la poésie ! Or, pour prononcer une phrase comme « dans le port d’Amsterdam y’a des marins qui chantent… » on utilise spontanément une structure intonative qui reflète dans sa forme le schéma mélodique de la chanson de Brel. Est-ce par hasard ? Pas tout à fait. Brel a beaucoup utilisé cet effet, peut-être à son insu. Il parle et chante en même temps, c’est un des marqueurs de sa poésie.

On rencontre le même usage chez d’autres chanteurs comme les Beatles. Voir par exemple Paul McCartney interprétant « Michelle, ma belle… » Ces chanteurs ont peut-être été inspirés par la musique indienne friande de cet apparentement des formes mélodiques et prosodiques. Nous voici de retour en Inde !

Dans une conférence (voir vidéo) qu’il a donnée en 2001 au Collège de France, où il était titulaire de la chaire de poésie, Yves Bonnefoy affirme la primauté du son comme révélateur des pouvoirs de la forme poétique : « Forme comme telle — non signifiante — et son au delà de la signification, cela ne fait qu’un tout… »

C’est pourquoi je vous propose, pour finir, une immersion dans la structure sonore des chants-poèmes des femmes du Maharashtra…

OVI

Posons une dernière fois la question : s’agit-il de poésie ou de chant ?

Les femmes du Maharashtra utilisent un tout autre mot pour désigner leur forme de versification vocale. Ce mot ne se traduit pas par « chant » ni « poésie ». Le terme marathi est « ovī « . Guy Poitevin, dans Le chant des meules (p. 27) le définit ainsi :

Le nom ovī indique toute forme de composition libre à comprendre analogiquement par référence au verbe ovaṇ/ovaṇē qui signifie filer, enfiler des perles sur une corde, coudre, tailler, tisser, corder, tendre une corde etc.

Les femmes expriment une autre analogie : celle du drap ou du sari qu’on admire plié sur le comptoir de la boutique, mais que le drapier va déplier pour nous en faire apprécier la beauté.

Les poèmes que nous avons vus dans leur transcription écrite ne sont que des draps empilés. C’est sous cette forme qu’ils sont mémorisés et transmis en l’absence d’écriture. Je vous invite à en déplier un pour accéder à la pleine puissance de cette parole poétique.

Lakshmi, déesse de la prospérité, s’apprête à visiter la maison. Elle entrera comme une jeune mariée dans sa nouvelle demeure, debout du côté gauche de son époux. La chanteuse déclare plus loin qu’elle inspectera la maison et ira jusqu’à scruter l’esprit de ses habitants…

Mais revenons à la préparation de la visite surnaturelle :

« Ne fais pas tourner le balai ! » Car, en soulevant de la poussière, la jeune femme (Rāhībāī) pourrait souiller la déesse ; de plus, une maison trop bien nettoyée paraît vide et donc improductive. En réalité, la paysanne tient à ce que Lakshmi découvre une étable pleine de fumier et de bouses, signes de prospérité.

Mais pourquoi cette figure d’un balai qui tourne ?

Écoutons comment le premier vers a été « déplié » :

Le mot kērasuṇī (balai) est renvoyé à la deuxième ligne et placé au centre. De sorte qu’il est accentué par un mélisme, nous en parlerons plus loin. Ana, ga, ka sont des marqueurs emphatiques sans contenu sémantique. La structure de la deuxième ligne est quasiment circulaire, avec une insistance sur l’idée de « tourner » par la répétition du mot et l’absence de la négation nako.

Le deuxième vers est lui aussi déroulé sur deux phrases.

Ici, c’est la reprise avec insistance du verbe phiravū à son participe présent phirunī, « en faisant demi-tour », qui est surprenante. Ce n’est plus le balai (kērasuṇī) qui tourne mais Lakshmi qui risque de faire demi-tour. Faut-il y voir une association entre la déesse Lakshmi et le balai, par un effet de polysémie ? Nous avons posé cette question et les femmes ont répondu oui. Pour la fête de Diwali, à l’automne, les paysannes du Maharashtra achètent des balais décorés qui symbolisent Lakshmi — celle-là même qui récompense leur ardeur au travail par la prospérité de la maisonnée.

Le tournoiement est déjà inscrit dans la répétition, mais une nouvelle technique musicale et poétique est utilisée pour le renforcer. Il s’agit du mélisme. Le mot phirunī a été chanté en position finale des phrases, sur la tonique, mais on le trouve aussi placé en position centrale de la dernière phrase, en rupture avec la forme syntaxique. C’est à cet endroit précis que la mélodie, ou plutôt la forme prosodique, permet de réaliser un mélisme.

En parole comme en chant, un mélisme est une figure dans laquelle un mot se déploie sur plus de notes que de syllabes. C’est une figure emphatique.

Écoutons et regardons en transcription mélodique le phirunī central de la dernière phrase : une dizaine de notes pour seulement trois syllabes, sur une durée de 1.5 secondes.

Dans la deuxième phrase du premier vers, le même mélisme était appliqué à kērasuṇī, le balai. Et dans le premier distique il portait sur Rāhībāī qui désigne une auditrice virtuelle.

Le mélisme en chant et en parole spontanée est à la fois un signal en direction des autres, mais aussi un signal à soi, comme indicateur des croyances d’héritage ou personnelles. Cette mise en relief d’un mot, permettant à l’objet qu’il désigne de passer du monde profane au domaine du sacré, est en tout point similaire au processus de « geste vocal » décrit par Laetitia Alliez à propos des chants de femmes de la région du Krib en Tunisie :

L’ornementation n’a plus le rôle libératoire qu’elle possède durant la vie quotidienne, elle est ici réinvestie dans une fonction rituelle dont le but bien précis est d’affirmer une identité culturelle.

Guy Poitevin écrivait :

Le texte est plus l’occasion que la cause du geste vocal et musical. Cette synergie crée l’unicité de sens du distique. Elle rend intenses les échanges sémantiques entre le texte et la mélodie, les timbres des voix et les gestes des chanteuses, les séquences d’intonations et les unités syntaxiques et sémantiques.

Poèmes chantés ou chants poétiques ? Les ovī sont un parfait exemple du franchissement des frontières.

Je termine en laissant la parole à Gangu Ambore « Gangubai », une femme frappée de la lèpre réfugiée dans un temple de Tadakalas qui passait ses journées à chanter des chants de la mouture, pour la plupart dans le style gavaḷaṇ, forme populaire du chant religieux bhajan. (Voir l’article de Jitendra Maid.)

Écoutons un exemple (UVS-33-07) :

Bibliographie

ALLIEZ, Laetitia

  • Actes symboliques de femmes, Dernier souffle d’un geste identitaire. Cahiers de Musique Traditionnelle, 2001
  • Le geste vocal des femmes au Krib, une bourgade de la Tunisie du Nord-Ouest : adaptation et filiation lors d’une transition sociale. Thèse sous la direction de Bernard Vecchione – Aix-Marseille 1, 2003

CAELEN-HAUMONT, Geneviève ; BEL, Bernard

POITEVIN, Guy

  • Le chant des meules. De la piété de paysannes à la philosophie de swamis. Kailash éditions, 1997.
  • Ambedkar ! Des intouchables chantent leur libérateur. Poétique d’une mémoire de soi. Édition posthume Bernard Bel, en collaboration avec Hema Rairkar. Karthala, 2009.

Le Mitan du Chemin – 29-30 avril 2017

FESTIVAL INTERNATIONAL DE POÉSIE

« LE MITAN DU CHEMIN »

à Camps-la-Source (Var)

Samedi 29 et dimanche 30 avril 2017

Poètes intervenants :

Olympia Alberti, Guy Allix, Michel Baglin, Patricia Castex-Menier, Muriel Compère-Demarcy, Danièle Corre, Bernard Fournier, Maria Hâncu (Roumanie), Telmo Herrera (Equateur), Lionel Jung-Allegret, Gilles Lades, Werner Lambersy, Ada Mondès, Yannick Resch, Françoise Serreau, André Ughetto, Caroline Zamudio (Argentine)

Lectures des poètes ; intermèdes musicaux avec Michel Barbier et Bruno Peyronnin ; marché de la poésie ; rencontres

PROGRAMME

Samedi 29 avril :

10h00- 12h30 : Bibliothèque : atelier d’oralité pour les enfants de l’école avec Muriel Gebelin (dite Mü), slameuse.

10h00-12h30, salle du Foyer : Lectures par les poètes invités (6) et intermèdes musicaux avec Michel Barbier (guitare) et Bruno Peyronnin (violon)

14h30-18h00, Foyer : lectures : 11 poètes et les enfants de l’école (atelier slam), musique

  • pause de 30 minutes à 16h00 : rencontres public-poètes-éditeurs

18h00-19h30 : Temps libre

21 h : salle du Foyer : Récital « Résonances » avec Brigitte Broc (textes) et Cyril Cianciolo (musique)

Entrée : 10 euros

Dimanche 30 avril :

9h30, Défilé dans les rues du village avec interventions poétiques, animé par Frédéric Ganga, poète et crieur public

10h30-12h30, Forum poétique dans le village (La Source,Place de la Mairie et autres lieux) avec les poètes (6), les enfants, et toute personne du public

Apéritif offert par la Mairie au Foyer

15h00-18h00, Foyer : Lectures (11 poètes) et intermèdes musicaux

  • Pause de 30 minutes à 16h30

Un « Marché de la poésie » se tient tout au long du week-end en présence des éditeurs : Éditions Al Manar, Le petit véhicule, Tipaza, Villa-Cisneros, et le plasticien Henri Baviera.