Compte-rendu des Festins poétiques 3

Cette troisième édition des Festins poétiques a pris pour thème celui du Printemps des poètes 2017 : Afrique(s).

Nombre de particpants : 13

1 – LA RENCONTRE

Conventions de transcription

– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– La partie lue par les participants apparaît en gras.

Nous avons élu 6 poèmes parmi les 29 contemplés.

******
Pour caresser le ciel
un arbre à plumes vertes
et de la poudre de soleil

Andréine Bel

***
ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre […]
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’oeil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

Eïa pour le Kaïlcédrat royal !
Eïa pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le coeur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile
l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !
Eïa parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompéter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Aimé CÉSAIRE, 1913 – 2008, poète français né à la Martinique
Cahier d’un retour au pays natal, 1947

***
Les morts ne sont pas morts
Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s’entend
Entends la voix de l’eau
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglot :
C’est le souffle des ancêtres.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit,
Les morts ne sont pas sous la terre
Ils sont dans l’arbre qui frémit,
Ils sont dans le bois qui gémit,
Ils sont dans l’eau qui coule,
Ils sont dans l’eau qui dort,
Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
Les morts ne sont pas morts.
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,
Ils sont dans le sein de la femme,
Ils sont dans l’enfant qui vagit,
Et dans le tison qui s’enflamme,
Les morts ne sont jamais sous terre,
Ils sont dans le feu qui s’éteint,
Ils sont dans le rocher qui geint,
Ils sont dans les herbes qui pleurent,
Ils sont dans la forêt, ils sont dans la demeure,
Les morts ne sont pas morts.
Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s’entend
Entends la voix de l’eau
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglot :
C’est le souffle des ancêtres.
Le souffle des ancêtres morts
Qui ne sont pas partis,
Qui ne sont pas sous terre,
Qui ne sont pas morts
Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s’entend
Entends la voix de l’eau
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglot :
C’est le souffle des ancêtres
Il redit chaque jour le pacte
Le grand pacte qui lie,
Qui lie à la loi notre sort;
Aux actes des souffles plus forts,
Le sort de nos morts qui ne sont pas morts;
Le lord pacte qui nous lie aux acte
Des souffles qui se meuvent.

Dans le lit et sur les rives du fleuve,
Dans plusieurs souffles qui se meuvent
Dans le rocher qui geint et dans l’herbe qui pleure
Des souffles qui demeurent
Dans l’ombre qui s’éclaire on s’épaissit,
Dans l’arbre qui frémit, dans le bois qui gémit,
Et dans l’eau qui coule et dans l’eau qui dort,
Des souffles plus forts, qui ont pris
Le souffle des morts qui ne sont pas morts,
Des morts qui ne sont pas partis,
Des morts qui ne sont plus sous terre.
Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres…

Birago Diop, 1906 – 1989, Sénégal, auteur africain francophone.
Les Souffles, Les contes d’Amadou Koumba

***
Terres brunes
entêtées d’absolu
refusant la douceur des pluies
et le miroitement des fleurs
Toute facilité détourne

Colette Gibelin

***
Intruse au bassin,
Eau figée, berges muettes ;
L’ombre en-nuit le jour

Catherine Monce

**
Buvant son café
une pensée pour celle
qui en a cueilli les grains

Jeanne Painchaud (Québec)

*
Femme nue, femme noire
Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux

Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l’Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.

Délices des jeux de l’Esprit, les reflets de l’or ronge ta peau qui se moire

A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre

*
Toi qui plies, toi qui pleures
Toi qui meurs un jour sans savoir pourquoi
Toi qui luttes, qui veilles sur le repos de l’autre
Toi qui ne regardes plus avec le rire dans les yeux
Toi mon frère au visage de peur et d’angoisse
Relève toi et crie : Non »

David Diop, 1927 – 1960, « Défi à la force »

*
Afrique mon Afrique
Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales
Afrique que chante ma grand-mère
Au bord de son fleuve lointain
Je ne t’ai jamais connue
Mais mon regard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à travers les champs répandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton travail
Le travail de l’esclavage
L’esclavage de tes enfants
Afrique dis moi Afrique
Est-ce donc toi ce dos qui se courbe
Et se couche sous le poids de l’humilité
Ce dos tremblant à zébrures rouges
Qui dit oui au fouet sur les routes de midi
Alors gravement une voix me répondit
Fils impétueux cet arbre robuste et jeune
Cet arbre là-bas
Splendidement seul au milieu des fleurs
Blanches et fanées
C’est l’Afrique ton Afrique qui repousse
Qui repousse patiemment obstinément
Et dont les fruits ont peu à peu
L’amère saveur de la liberté.

David Diop, Afrique mon Afrique

*
Vent fou me frappe…
la blessure de l’homme est partout
peut-on cerner, peut-on circonscrire la douleur ?
Y a-t-il une frontière du cri ?

Comment mesure-t-on l’ampleur des vents de l’âme ?

Gabriel Okoundji, né en 1962 au Congo, poète de langue française

*
I
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,

Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L’immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) ;

Je ne vois qu’en esprit, tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

Là s’étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l’heure où sous les cieux
Froids et clairs le travail s’éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l’air silencieux,

Un cygne qui s’était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d’un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
 » Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? « 
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l’homme d’Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s’il adressait des reproches à Dieu !

II
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m’opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d’un, désir sans trêve ! et puis à vous,

Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d’un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l’oeil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs
Et tètent la douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !

Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor !

 Baudelaire, Le cygne

*
Suspendue aux fils
invisibles de la vie
je traverse le monde.

Nicole Postaï

*
Baobab, j’entends ton cœur là-bas
Mes bras ne peuvent t’enlacer
J’attends ton cœur qui bat
Mes pensées sous tes futaies
Sous leur toit frémit l’albizia
Ce soir, le palabre me renouera

Françoise Sayour

*
Tes couleurs, tes pays
Tes peuples, tes rythmes, tes sourires
Donnent l’envie

Pamela Briançon

2 – LE PARTAGE

Présentation de Sophie Quignard par Andréine Bel

Née d’une famille d’enseignants, elle est elle-même professeur de littérature : la transmission est au cœur de son action citoyenne. Mais elle vient aussi d’une famille d’écrivains : son oncle Pascal Quignard est un des plus grands auteurs de notre temps.

Sophie écrit : “La poésie pour rendre le temps qu’il fait : poésie de circonstances, poésie scientifique, poésie fugitive (mais pas trop), poésie des états sensibles, ou toute autre forme qui peut faire advenir un cœur pensant.”

Action

Sophie a tout d’abord projeté des photos d’œuvres africaines tout en nous parlant des mouvements poétiques en Afrique et des différents types de poésie qu’elle a abordés dans sa vie.

Puis lecture à deux voix de ses “poèmes scientiques”, par Frédérique Pautet et elle-même.

3 – LA DEGUSTATION

Une nappe dans les tons ocres rouges et gris, des plats plus délicieux les uns que les autres, un régal…

QUELQUES POINTS

Nous avons abordé la question du thème pendant les Festins. « Afrique(s) » nous a bien convenu. Cela nous a reliés au Printemps des poètes. Ce continent africain, qui est souvent lointain pour nous, s’est rapproché par sa poésie et par tout ce qu’il évoque de notre histoire partagée. Nous avons aussi découvert que la contrainte d’un thème peut nous apporter beaucoup : sortir des sentiers battus et aller puiser dans nos ressources en se servant de ce cadre structurant.

Adopterons-nous chaque fois un thème ? Nous avons convenu ensemble que nous devions en ressentir la nécessité pour en choisir un. Nous verrons cela au fur et à mesure du déroulement des festins, et peut-être aussi en fonction des auteurs invités d’honneur s’ils font une proposition en ce sens.

Nous avons évoqué le fait que chaque festin est unique, avec aussi une continuité entre les festins.

 

 

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Compte-rendu des Festins poétiques 2

Cette deuxième édition des Festins poétiques
s’est déroulée sous le signe de l’éclatement.

Notre invité d’honneur était Christophe Forgeot (voir présentation).
Nombre de participants : 14.

1 – LA RENCONTRE

Conventions de transcription
– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– La partie lue par les participants apparaît en gras.

Nous avons élu 6 poèmes parmi les 29 contemplés.

****
Et leurs visages étaient pâles
Et leurs sanglots s’étaient brisés
Comme la neige aux purs pétales
Ou bien tes mains sur mes baisers
Tombaient les feuilles automnales

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918), « Le départ », Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre.

***
Je suis le cerf, toi le chevreuil,
Tu es l’oiseau, moi le tilleul,
Toi le soleil et moi la neige,
Tu es le jour et moi le rêve.

La nuit, des lèvres du dormeur,
Un oiseau d’or vole vers toi,
Voix claire, aile aux vives couleurs,
Qui te dit le chant de l’amour,
Qui te dit ma chanson à moi.

p1000585Ich bin der Hirsch und du das Reh,
Der Vogel du und ich der Baum,
Die Sonne du und ich der Schnee,
Du bist der Tag und ich der Traum.

Nachts aus meinem schlafenden Mund
Fliegt ein Goldvogel zu dir,
Hell ist seine Stimme, sein Flügel bunt,
Der singt dir das Lied voll der Liebe,
Der singt dir das Lied von mir

Hermann Hesse (1877 – 1962), « Liebeslied »

***
Que le verbe s’éteigne
Sur cette face de l’être où nous sommes exposés
Sur cette aridité que traverse
Le seul vent de finitude
Que celui qui brûlait debout
Comme une vigne
Que l’extrême chanteur roule de la crête
Illuminant
L’immense matière indicible.

Que le verbe s’éteigne
Dans cette pièce basse où tu me rejoins
Que l’âtre du cri se resserre
Sur nos mots rougeoyants.

Que le froid par ma mort se lève et prenne un sens.

Yves Bonnefoy (1923-2016) « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », 1953.

**
Averse de pétales
je voudrais boire
l’eau des brumes lointaines

Kobayashi Issa (1763 – 1827), traduction par Corinne Atlan et Zéno Bianu

**
Je voudrais tant partir
coiffée de lune
sous le ciel vagabond

Tagami Kikusha-ni (1753 – 1826) traduction par Corinne Atlan et Zéno Bianu

**
Vivre aux lisières
dans l’exigence la plus haute
et dominer le monde
comme un pin parasol
espérant le grand large
jusqu’à l’effondrement

Colette Gibelin

*
Rouges si rouges
ces premiers coquelicots
cœur noir au milieu
d’un effervescent printemps

Maryse Chaday

*
Logiques légères
sous les hauts flambeaux dansant
tes mains invisibles
emprisonnent les miennes
l’entrave est si chaude et ferme

Jean-Pierre Garcia Aznard

*
Ce sont les rochers
qui ont appris aux guerriers
À peindre leur visage
La route les imagine encore sur les hauteurs
Pour toujours étonnés
D’être parmi les éléments.

Christophe Forgeot

*
Suppose que je vienne et te verse
Un peu d’eau dans la main
Et que je te demande
De la laisser couler
Goutte à goutte
Dans ma bouche.

 Christophe Forgeot

*
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderies
De soleil luisant, clair et beau.

Il n’y a bête, ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissé son manteau.

Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie,
Gouttes d’argent d’orfèvrerie,
Chacun s’habille de nouveau :
Le temps a laissé son manteau.

Charles d‘Orléans (1394 – 1475)

*
Restons visibles sous les draps même peur
Et même désir entre disparaître et
Vieillir où les mots se déforment si vite
Nous sommes si même désir attachés
À la même chair où les mots même peur
Nous portent au dénuement à l’invisible
Dans les blancs entre les mots restons visibles
Entre fête et blessure visibles fuite
Et perpétuité mais qui sait ce qu’un être
Désire de l’autre quand t’aimer est plus
Incompréhensible que je vais mourir

Marcel Migozzi

*
On dit souvent que le temps passe
comme le rire d’un enfant,
On sent souvent que l’on s’efface,
Juste le temps d’un instant,
En oubliant que l’on s’enlace,
Pour oublier nos tourments,
Mais un jour ou l’autre on trépasse,
On disparaît dans le néant.

Naéma Ludecke

*
Quand nul ne la regarde
La mer n’est plus la mer,
Elle est ce que nous sommes
Lorsque nul ne nous voit.
Elle a d’autres poissons,
D’autres vagues aussi.
C’est la mer pour la mer
Et pour ceux qui en rêvent
Comme je fais ici.

Jules Supervielle (1884-1960) – La Fable du monde (1938)

*
Cloris, que dans mon temps j’ai si longtemps servie
Et que ma passion montre à tout l’univers,
Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie
Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?

N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.
Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?
Sors de ta nuit funèbre, et permets que j’admire
Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.

Où s’enfuit ta prudence acquise et naturelle ?
Qu’est-ce que ton esprit a fait de sa vigueur ?
La folle vanité de paraître fidèle
Aux cendres d’un jaloux, m’expose à ta rigueur.

Eusses-tu fait le voeu d’un éternel veuvage
Pour l’honneur du mari que ton lit a perdu
Et trouvé des Césars dans ton haut parentage,
Ton amour est un bien qui m’est justement dû.

Qu’on a vu revenir de malheurs et de joies,
Qu’on a vu trébucher de peuples et de rois,
Qu’on a pleuré d’Hectors, qu’on a brûlé de Troies
Depuis que mon courage a fléchi sous tes lois !

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête,
Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris,
Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.

C’est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née ;
C’est de leurs premiers traits que je fus abattu ;
Mais tant que tu brûlas du flambeau d’hyménée,
Mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.

Je sais de quel respect il faut que je t’honore
Et mes ressentiments ne l’ont pas violé.
Si quelquefois j’ai dit le soin qui me dévore,
C’est à des confidents qui n’ont jamais parlé.

Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure
Je me plains aux rochers et demande conseil
A ces vieilles forêts dont l’épaisse verdure
Fait de si belles nuits en dépit du soleil.

L’âme pleine d’amour et de mélancolie
Et couché sur des fleurs et sous des orangers,
J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.

Ce fleuve impérieux à qui tout fit hommage
Et dont Neptune même endure le mépris,
A su qu’en mon esprit j’adorais ton image
Au lieu de chercher Rome en ses vastes débris.

Cloris, la passion que mon coeur t’a jurée
Ne trouve point d’exemple aux siècles les plus vieux.
Amour et la nature admirent la durée
Du feu de mes désirs et du feu de tes yeux.

La beauté qui te suit depuis ton premier âge
Au déclin de tes jours ne veut pas te laisser,
Et le temps, orgueilleux d’avoir fait ton visage,
En conserve l’éclat et craint de l’effacer.

Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,
Consulte le miroir avec des yeux contents.
On ne voit point tomber ni tes lys, ni tes roses,
Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.

Pour moi, je cède aux ans ; et ma tête chenue
M’apprend qu’il faut quitter les hommes et le jour.
Mon sang se refroidit ; ma force diminue
Et je serais sans feu si j’étais sans amour.

C’est dans peu de matins que je croîtrai le nombre
De ceux à qui la Parque a ravi la clarté !
Oh ! qu’on oira souvent les plaintes de mon ombre
Accuser tes mépris de m’avoir maltraité !

Que feras-tu, Cloris, pour honorer ma cendre ?
Pourras-tu sans regret ouïr parler de moi ?
Et le mort que tu plains te pourra-t-il défendre
De blâmer ta rigueur et de louer ma foi ?

Si je voyais la fin de l’âge qui te reste,
Ma raison tomberait sous l’excès de mon deuil ;
Je pleurerais sans cesse un malheur si funeste
Et ferais jour et nuit l’amour à ton cercueil !

François Maynard (158O – 1646) « La Belle Vieille »

*
Sur le fil du temps sèchent des bouts de rêves oubliés ;
des non-dits s’étirent, trop longtemps supendus,
jamais repris ;
des lambeaux de prières s’y accrochent parfois,
portés par les vents.

Catherine Monce

*
Juste né,
né de la mère
né de la terre
juste né
déjà séparé.

Catherine Mourmaux

*
Seine de peine grise
joie jouant aux dés
Je te laboure de lilas

Rémy Durand, « Sensiaires »

*
Quand il est né,
Je suis née autre
Plus fille de…
légère, insouciante,
Mais
Mère de…
Tremblante, consciente du miracle
et de la fragilité
De la vie

Marie Bagnol

2 – LE PARTAGE

p1000593

Présentation de Christophe Forgeot, par A. Bel

Christophe Forgeot, c’est le mariage heureux entre la Touraine et la Bourgogne, pour débarquer à Paris et attérir en Provence.

Dès son enfance, il écrit. Une écriture faite de rencontres avec d’autres artistes, d’autres pays, pour élargir son horizon.

Une écriture qu’il transmet par ses livres, ses lectures, la radio, le théâtre – avec des peintres, musiciens, danseurs et acteurs.

Voyageur aux 30 pays, pour lui, « Saisir la route, c’est l’emprunter, la connaître puis s’efforcer de la comprendre ».

S’il aime les dieux, c’est d’Eros qu’il s’agit et de ses métamorphoses. S’il a faim, c’est d’un désir jamais rassasié, jamais apaisé, « ouvert à l’aventure tumultueuse de l’abandon », dira Jacques Salomé.

« J’écris des poèmes, des pièces de théâtre, des nouvelles, c’est ma manière d’apporter au monde. »

Action

Christophe Forgeot avait préparé des pinces à linge accrochées à sa chemise, des ficelles de chanvre suspendues aux rayonnages, des photos sur son pupitre, deux livres de ses poèmes courts à portée de main et deux morceaux de musique à portée d’oreille.

Comme des trophées, les photos ont été accrochées
au fil des poèmes qu’elles racontaient
puis
au fil des poèmes qui les racontaient.

p1000590Voici les références des livres de Christophe Forgeot ainsi effeuillés :
Haïkus du voyage, Illustrés par Nicolas Geffroy, 2015, Editions du Petit Véhicule
Saisir la route, Photographies de Agnès Mallet, 2013, Jacques André Editions

L’ aparté du poète s’est articulé autour du contexte de ces œuvres : comment elles ont été écrites, les rencontres à l’origine de chacune, la distance entre mots et images, comment chacun peut voir et entendre différemment…

3 – LA DEGUSTATION
Photo de Christophe Forgeot
Photo : Christophe Forgeot

La table s’est couverte de petits lampions vert printemps, tartes, gâteaux, nectar de mandarine et d’orange
un vrai festin aux chandelles
occasion de parler de festivals de poésie, de théâtre, de danse et poésie, d’inspiration divine ? tactile ? de la nécessité de l’esprit critique…
Alors, et l’éclatement dans tout ça, me direz-vous ?
il vint en toute fin de festin comme tonnerre de Zeus
la table pliante du milieu s’est affaissée d’un côté, puis de l’autre
pieds sagement rentrés sous elle
avec fracas
laissant chacun pantois, en silence
mais inspirant l’un d’entre nous d’écrire un haïku improvisé sur le champ de la surprise :
« Tout est devenu simple…
la vaisselle glisse
bonheur d’exister ! »

QUELQUES POINTS

p1000583Encore un ou deux poèmes longs, et/ou signés : penser à apporter deux poèmes courts, sans mention des auteurs, sur des feuilles séparées.
Et cette question en suspens : comment rendre accessible le déroulement des Festins aux personnes n’ayant pas internet ? Nous envisageons dans un premier temps d’imprimer les poèmes et les comptes-rendus pour les mettre dans un classeur. Il sera à la disposition de tous, à la Bibliothèque.

Andréine Bel

Page de Christophe Forgeot sur cette rencontre

Compte-rendu des Festins poétiques 1

Les Festins poétiques organisés par la Bibliothèque municipale Espace René Nonjon (83340 Les Mayons), ont eu lieu pour cette première édition le 21 janvier 2017.

L’invitée d’honneur était Colette Gibelin (voir présentation)
Animatrice : Andréine Bel
Nombre de participants : 13.

Cette première édition des Festins s’est déroulée sous le signe de la découverte.

1 – LA RENCONTRE

Découvrir les poèmes écrits par les uns
mis en voix par d’autres
choisir ceux qui nous parlent
dont le parfum arrive jusqu’à nous

Conventions de transcription
– Les * indiquent le nombre de fois qu’un poème a été lu à voix haute.
– Sont transcrits les poèmes qui ont au moins 1 *.
– Les poèmes élus ont au moins deux **.
– La partie lue par les participants apparaît en gras.

Nous avons élu 6 poèmes sur les 26 contemplés.

****.
Sans cesse

Au vif de soi
S’amorce le poème

        Miroir de l’instant
        Fragment du désir
        Echo du cri

Andrée Chédid (1920 – 2011)

****
La mer dans la brume n’est pas un lac

Les feuilles mortes dans le vent
ne sont pas des oiseaux mais rien
ne m’empêche de le croire

Hamid Tibouchi, (1951)

***
Une fleur de cerisier

deux fleurs
sans cesse je pense à toi

Madoka Mayuzumi, (1962, ambassadrice du haïku en France en 2010).

°°°
Tressaillement du feu,

Ruissellement des émotions
dans l’échange des âmes
et la circulation du vivre

Colette Gibelin

**
Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
A coups de marteau
Mais ça m’est égal
Ça m’est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j’aime
Une plume bleue
Un chemin de sable
Un oiseau peureux

Il suffit que j’aime
Un brin d’herbe mince
Une goutte de rosée
Un grillon de bois
Ils peuvent casser le monde
En petits morceaux
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
J’aurais toujours un peu d’air
Un petit filet de vie
Dans l’oeil un peu de lumière
Et le vent dans les orties
Et même, et même
S’ils me mettent en prison
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j’aime
Cette pierre corrodée
Ces crochets de fer
Où s’attarde un peu de sang
Je l’aime, je l’aime
La planche usée de mon lit
La paillasse et le châlit
La poussière de soleil
J’aime le judas qui s’ouvre
Les hommes qui sont entrés
Qui s’avancent, qui m’emmènent
Retrouver la vie du monde
Et retrouver la couleur
J’aime ces deux longs montants
Ce couteau triangulaire
Ces messieurs vêtus de noir
C’est ma fête et je suis fier
Je l’aime, je l’aime
Ce panier rempli de son
Où je vais poser ma tête
Oh, je l’aime pour de bon
Il suffit que j’aime
Un petit brin d’herbe bleue
Une goutte de rosée
Un amour d’oiseau peureux
Ils cassent le monde
Avec leurs marteaux pesants
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez, mon cœur

Boris Vian, « Ils cassent le monde »

**
Homme ! libre penseur – te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant : …

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose :
« Tout est sensible !  » – Et tout sur ton être est puissant !

Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie
À la matière même un verbe est attaché …
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l’être obscur habite un dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières
Un peur esprit s’accroit sous l’écorce des pierres !

Gérard de Nerval, Vers dorés

*
Un sourire ! Un beau sourire que l’on croise,
C’est tout un monde qui vient à vous. On a envie
de s’y appuyer et de laisser passer le temps.
Il réchauffe et habille notre solitude de satin
irisé, de velours voluptueux et de senteurs exquises !

Tertullie Robinel

*
Mon corps est en repos, mon âme est en silence,
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance
À l’oreille incertaine, apporté par le vent.

Tertullie Robinel

*
Une brise légère
Un souffle de vie
En volant
M’effleurant furtivement

Michel Deshays

*
La nuit me fait de l’œil
Je lui ouvre mes bras
Et je compte ma peine

Michel Deshays

*
Dans la poussière
La chambre s’éveille au soleil
Un mur silencieux
[…]
Sur les carreaux verts
J’écris quelques mots d’espoir
Couverts de buée

Bernard Bel

*
Le bonheur glisse sur la neige
entre les étoiles
attente de cette brûlure

Andréine Bel

*
Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce coeur qui s’écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine !

Verlaine, Ariette

*
Je veux chanter la vie
Et la joie de l’enfant
Puis ce grain en chaque heure
Peuplé d’existence
Mais la terre est un repaire de cadavres
Son ventre engloutit nos jeunesses et la fleur
La joie est une tête de clown
L’amour s’effrite à la pointe des heures
L’enfant
A déjà son visage de demain.

Andrée Chédid, Vie-mort

2 – LE PARTAGE
Colette Gibelin
Colette Gibelin

Présentation de Colette Gibelin, par A. Bel

« Je lance mon appel à tous ceux qui ont saisi l’infini dans la poussière des chemins. »
Colette Gibelin commence à écrire en 1954, à 18 ans. Elle fait ses études au Lycée Fénelon au Maroc, puis entre à l’ École Normale Supérieure pour devenir professeur de Lettres.
Son inspiration : Victor Hugo, Lecomte de Lisle, Hérédia, puis Baudelaire, Rimbaud, Éluard et Paul Valéry, quand il écrit : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ».
Chacun de nous est poète, nous rappelle Colette Gibelin.
Peut-être parce que, nous dit-elle, « écrire l’instant, c’est presque l’inventer. »
Son écriture est lyrique, mais il s’agit ici de lyrisme existentiel et critique, de « vénéneuse beauté du monde ».

Action

Aux Festins, pas moyen de faire semblant
Colette Gibelin en a fait la démonstration
sa poésie lyrique a suivi les sentiers ardus et lumineux
aériens ou souterrains, brûlants ou glacés –
négociation du vivant à l’œuvre
communauté de souffrance et d’espoir
que nous partagions au fil de sa respiration
comme un écho en nous

Voici les œuvres qu’elle nous a lues :

– Je partirai
Extrait de Errants Eldorados, éditions Encres Vives

– Frémissements de galets
– Une joie minérale
– La douleur minérale
Extraits de Vivante Pierre –  Cahiers de poésie verte

– Comme une brèche
– Déjà
Extraits de Eclats et Brèches –  éditions Clapas

p1000577– Soif et silence
– Braises rouges
– Emotions et couleurs
– Exubérance de la forêt
Extraits de Bleus et ors –  éditions Telo Martius

– Par tous ses pores
– Envolés les oiseaux
Extraits de Souffles et Songes –  éditions Sac à mots

– Juste le temps
Extrait de Dans le doute et la ferveur –  éditions Encres Vives

– L’amour parfois
– Stridence inlassable des cigales
– De nouveau le monde est à vif
– Et soudain c’est l’aurore
Extraits de Mémoires sans visages –  éditions du Petit Véhicule

– Parfois  – inédit

3 – LA DEGUSTATION

p1000557

La table s’est couverte de tartes, gâteaux, fruits
et même d’une soupe extra
tous plus délicieux les uns que les autres
occasion de faire connaissance, parler de la vie
de jardin, des livres, des auteurs…
avec une coupe de champagne pour fêter
les festins, les êtres et les mots
la fourchette et le stylo…

REMERCIEMENTS

Monsieur le Maire et son épouse se sont joints à nous un court instant pour accueillir les Festins ; merci à la Mairie qui a offert les boissons et l’impression des affiches.

QUELQUES POINTS

Pour donner une chance aux poèmes écrits par ceux qui les apportent d’être choisis puis élus, il faudrait que chaque participant vienne avec au moins un poème composé par lui, en plus de celui de l’auteur de son choix.

Certains poèmes mis sur la table étaient longs. Nous avons dû pour chacun d’entre eux sélectionner trois ou quatre lignes, les plus représentatives et qui formaient en elles-mêmes un poème. Un poème court peut tout à fait être extrait d’un poème long, il doit pouvoir simplement se dire en un souffle ou deux. Indispensable à ce type de rencontre poétique, le poème bref oblige à la concision.